Micrologies

Les dieux dans l’Hippolyte d’Euripide


L’Hippolyte d’Euripide (428 av. J.-C.) inaugure pour nous la longue tradition tragique du mythe de Phèdre, qui se poursuit, entre autres, avec la Phèdre de Sénèque et celle de Racine. La pièce raconte la passion dévorante de Phèdre pour son beau-fils Hippolyte, la malédiction de Thésée, père de ce dernier, qui croit son fils coupable, la mort d’Hippolyte et celle de Phèdre.

Le prologue de la pièce est confié à Aphrodite, qui vient exhiber d’emblée sa puissance, par une entrée en matière très oratoire qui magnifie l’étendue universelle de son pouvoir :

Πολλὴ μὲν ἐν βροτοῖσι κοὐκ ἀνώνυμος
θεὰ κέκλημαι Κύπρις οὐρανοῦ τ' ἔσω·
ὅσοι τε Πόντου τερμόνων τ' Ἀτλαντικῶν
ναίουσιν εἴσω, φῶς ὁρῶντες ἡλίου,
τοὺς μὲν σέβοντας τἀμὰ πρεσβεύω κράτη,
σφάλλω δ' ὅσοι φρονοῦσιν εἰς ἡμᾶς μέγα. (v. 1-6).

« Grand et fameux, mon nom l’est parmi les mortels comme au ciel : je suis la déesse Cypris. Ceux qui entre le Pont et les bornes d’Atlas ont leur séjour et voient la clarté du soleil, s’ils révèrent ma puissance, je les mets en honneur ; mais je les abats quand ils nous traitent avec superbe » (1).

La pièce se présente comme un exemple de cette puissance, une démonstration des « feux redoutables » de la déesse, qui a décidé de châtier Hippolyte qui la dédaigne pour Artémis, en faisant une victime collatérale, Phèdre (qui n'est pas le personnage éponyme). C’est pourquoi tout est annoncé dès le début : la passion de Phèdre, les malédictions de Thésée , la mort de son fils. Seul le « comment » reste un peu dans le flou. C’est un tragique « moderne » , en ce sens qu’il intègre dans le texte de la pièce la connaissance préalable du mythe et celle du dénouement, qui sont simplement présupposées par Eschyle dans Agamemnon ou par Sophocle dans Œdipe roi. Tragique moderne, car c’est la méthode utilisée par Anouilh dans son Antigone ou Cocteau dans La Machine infernale. Elle est liée chez ces auteurs à ce sentiment d’écrasement de l’humain qu’ont réveillé les guerres et dictatures du XXe siècle. Il y a là pour nous un effet de lecture qu’il faut se garder de projeter directement sur la tragédie d’Euripide : dans cette pièce, le prologue d’Aphrodite fait système avec le dénouement où Artémis, déesse chasseresse et vierge, pour qui Hippolyte avait à ce double titre une dévotion particulière, intervient pour l’apaisement, réconciliant le père et le fils mourant, annonçant une vengeance à venir : la mort (à la chasse) du favori d’Aphrodite (sans doute Adonis). Ainsi le monde des dieux n’est-il pas celui d’une transcendance absolue et implacable. Il est pris lui aussi dans des déchirements et des conflits.

Artémis, quant à elle, est en quelque sorte contrainte à l’inaction : la règle veut qu’un dieu n’intervienne pas dans les projets d’un autre. Sa seule fonction dramatique est d’apprendre à Thésée la vérité et l’innocence de son fils ; elle n’a pas à se manifester par quelque rapide coup de théâtre de deus ex machina. Elle ne sort donc pas du registre de la compassion quand elle vient assister Hippolyte mourant ; c’est ce qui explique qu’elle reste si longtemps en scène dans la déploration finale. Euripide lui fait utiliser le thème de la gloire à venir, le κλέος (kléos) qui est ici spécifiquement une gloire poétique (ou rituelle) :

Ἀεὶ δὲ μουσοποιὸς ἐς σὲ παρθένων
ἔσται μέριμνα, κοὐκ ἀνώνυμος πεσὼν
ἔρως ὁ Φαίδρας ἐς σὲ σιγηθήσεται (v. 1428-1430).

« Toujours ta pensée inspirera les chants des jeunes filles, et il ne tombera pas dans le silence de l’oubli, l’amour que Phèdre a eu pour toi. »
.

De fait, le chœur est constitué de femmes de la ville de Trézène, qui commencent aussitôt la déploration et la célébration d’Hippolyte.

À ces divinités cruelles ou trop absentes fait écho un chant du chœur qui exprime de sérieux doutes sur le rôle des dieux envers les hommes.


1. Trad. L. Méridier.



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