Micrologies

Le choeur dans Hippolyte


Un beau stasimon (chant du chœur) de l’Hippolyte d’Euripide commence par l’expression d’un doute sur la providence divine (v. 1102-1110) :

Ἦ μέγα μοι τὰ θεῶν μελεδήμαθ', ὅταν φρένας ἔλθῃ,
λύπας παραιρεῖ·
ξύνεσίν δέ τιν’ ἐλπὶδι κεύθων
λείπομαι ἔν τε τύχαις θνατῶν καὶ ἐν ἔργμασι λεύσσων·
Ἄλλα γὰρ ἄλλοθεν ἀμείβεται,
μετὰ δ' ἵσταται ἀνδράσιν αἰὼν
πολυπλάνητος αἰεί.

« Oui, la Providence divine, quand elle entre en ma pensée, est un puissant réconfort à mes peines ; mais mon espoir secret en une Intelligence cède à la vue des hasards et des actions humaines. En sens divers se succèdent les vicissitudes, et les hommes voient changer leurs jours au gré d’un éternel caprice » (trad. L. Méridier).

Cette traduction proposée dans cette édition (C.U.F.) n’est pas sans poser quelques problèmes, notamment dans l’utilisation du mot « Providence » avec une majuscule, fort empreint de spiritualité chrétienne (on retrouve aussi ce terme dans la version de V.-H. Debidour). Ces deux traducteurs rendent ainsi les mots tà theôn meledêmata ; le nom melédêma (ici au pluriel) signifie « soin, souci, inquiétude ». Il a pour complément theôn, « des dieux ». Que faire de ce génitif et de ce « souci des dieux » ? Méridier le comprend comme subjectif : le souci que les dieux ont des hommes, c’est-à-dire la Providence. Mais il signale aussi en note la possibilité d’un génitif objectif : le souci des dieux (chez les hommes), le fait de penser aux dieux.

La nuance n'est pas mince et change l’importance respective des deux parties de la phrase : dans le premier cas, la Providence est présentée comme un point d’ancrage extérieur, un refuge toujours présent contre le doute. Dans le deuxième cas, le réconfort est seulement subjectif, c’est le désarroi qui domine : on quitte le monde des dieux (theôn) pour celui des hommes (thnatôn) ; ce que l’on croit compte moins que ce l’on voit (leússōn).

J’avais une préférence toute subjective pour cette interprétation jusqu’à tomber sur le commentaire que fait P. Veyne de cette citation (1). Voici comment il traduit le début du passage :

« Combien les soins qu’ont les dieux pour les hommes, lorsque j’y pense, me relèvent de ma peine ! Mais, tout en espérant, au fond de moi-même, comprendre, je cesse de comprendre lorsque mes yeux s’ouvrent aux actions des hommes et à leurs sorts. Car il en sort tantôt ceci, tantôt cela, et toujours la vie humaine est instable et va de-ci, de-là.»

Veyne accepte donc le génitif subjectif (« les soins qu'ont les dieux »). Mais il récuse la majuscule, l’équivalence douteuse entre theôn et la Providence et il neutralise la charge chrétienne de la formule en conservant le pluriel du grec (« les soins » ).

Mais cette expression n’est pas la seule à faire difficulté : le mot xúnesin, (compréhension, intelligence), pose exactement le même problème : se rapporte-t-il aux hommes ou aux dieux ? Là où Méridier voit chez le chœur l’intuition d’une « Intelligence » suprême et Debidour celle d’un « Ordre intelligible » , Veyne ironise : « C’est faire dire au texte plus qu’il ne peut contenir. » Il renvoie modestement aux difficiles efforts humains pour comprendre hommes et dieux. Son commentaire : « Depuis toujours, les Grecs admettaient avec résignation que les desseins des dieux et le cours qu’ils imprimaient au monde étaient finalement inspirés par la justice. Euripide, lui, ne se résigne plus. »

Le ton est peut-être d’autant plus personnel, que le chœur, constitué de femmes, s’exprime ici pourtant au masculin (note de Méridier).

1. L’Empire gréco-romain, Paris, 2005, pp. 478-479.


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