Micrologies

Lois non écrites


Dans un chapitre important de son ouvrage L’Empire gréco-romain, Paul Veyne étudie « Culte, piété et morale dans le paganisme gréco-romain » (1). Pour le Ve siècle avant J.-C., à Athènes, il parle d’une « crise du paganisme et de ses rapports avec la morale » (2) : les dieux sont-ils exemplaires, leur justice est-elle rémunératrice, sont-ils conformes aux souhaits des hommes ?

L’un des exemples auxquels il recourt pour illustrer ce moment très particulier où la morale se disjoint de la religion est celui de l’Antigone de Sophocle et notamment le célèbre passage où, pour justifier la transgression qu’elle a commise au regard de la loi de Créon en ensevelissant son frère, Antigone invoque les lois divines :

οὐ γάρ τί μοι Ζεὺς ἦν ὁ κηρύξας τάδε,
οὐδ᾽ ἡ ξύνοικος τῶν κάτω θεῶν Δίκη
τοιούσδ᾽ ἐν ἀνθρώποισιν ὥρισεν νόμους.
οὐδὲ σθένειν τοσοῦτον ᾠόμην τὰ σὰ
κηρύγμαθ᾽, ὥστ᾽ ἄγραπτα κἀσφαλῆ θεῶν
νόμιμα δύνασθαι θνητὸν ὄνθ᾽ ὑπερδραμεῖν (v. 450-455).

Oui, je suis passée outre, car ce n’était pas Zeus qui l’avait proclamée par héraut, ni la Justice en compagnie des dieux d’en bas ; non, ce ne sont pas là les lois qu’ils aient jamais fixées aux hommes et je ne pensais pas que tes proclamations eussent la force de permettre à une simple mortelle de passer outre aux lois non écrites et inébranlables des dieux (trad. Paul Veyne).

En fait, Antigone ne veut pas dire que les dieux seraient à l’origine d’une loi morale supérieure aux décrets humains. Il ne s’agit ici que des lois qui touchent au rites funéraires : « ces lois qui vivent depuis toujours et nul ne peut dire quand elles ont paru » :

οὐ γάρ τι νῦν γε κἀχθές, ἀλλ᾽ ἀεί ποτε
ζῇ ταῦτα, κοὐδεὶς οἶδεν ἐξ ὅτου ᾽φάνη (v. 456-457).

La pièce commence donc bien, en ce sens limité, par un conflit entre lois funéraires (mais lois éternelles qu’aucun dieu n’a dictées) et lois humaines, « mais le coup de génie du poète est que le spectateur ou le lecteur oublie vite ce point de départ, dont la suite de la tragédie ne parle plus guère ». Ainsi « Antigone se passe des dieux dans sa conscience éthique, Sophocle aussi ». À la fin des Trachiniennes, il parle même de « l’immense indifférence des dieux » (μεγάλην δὲ θεῶν ἀγνωμοσύνην) (3).

Conclusion de Veyne : « La morale d’Antigone reste une morale sans dieux, qui pourra ainsi devenir une morale « naturelle » pour la génération qui suivra celle de Sophocle » (Socrate et les sophistes), puis, plus tard, pour Aristote (4) qui cite ses vers de Sophocle quand il établira la possibilité d’une loi « selon la nature » (Rhétorique, I, 13).

1. Paris, 2005, p. 419-543.
2. Op. cit. p. 474.
3. Op. cit. p. 476.
4. Ibid.



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