Micrologies

Couleur de terre


Le dernier texte retenu par Philippe Jaccottet pour l’édition de ses œuvres dans la Pléiade s’intitule Couleur de terre (1). Ces quelques pages de prose, d’une simplicité et d’une pureté admirables, condensent à la fois la poétique de l’écrivain et l’essence même de son rapport au monde. Tout commence, comme souvent chez lui, par une brève notation, liée à un lieu, liée à un instant :

Chemins, taches rousses des sédums, lianes des clématites sauvages, chaleur du soleil couchant.
(Noté d’abord cela, pour ne pas oublier l’intensité singulière de ces instants.)

Un lieu, un moment transitoire (le soir), une sensation de chaleur, une intensité. Une notation, mais aussi de la poésie, à la manière d’un haïku (le paragraphe suivant contient d’ailleurs une allusion au poète Japonais Bashô) : symétrie des trois groupes syntaxiques avec leurs compléments de nom, chaîne sonore des ch des s et des l. C’est aussi la condensation syntaxique, ramassant les éléments descriptifs dans une phrase nominale, qui leur donne leur intensité.

Tout le reste du texte répond à une double exigence : rendre compte de cette intensité mais sans la diluer. Risquer des hypothèses, mais sans les affirmer, et sans en privilégier aucune : « essayer d’approcher ce tout petit, ce bref événement ». La première approche, c’est l’évocation de la présence invisible de tous ceux dont les pas ont frayé peu à peu, ces sentiers, ces « tribos ». En même temps, l’intensité se manifeste en « stupeur » : mais aussitôt lancé, le terme est nuancé, presque effacé par toute une série de négations ; le poète se rétracte : « une stupeur tranquille, calme, sans aucune crispation, sans éclat, sans bruit ». Jaccottet énonce et récuse en même temps les termes de « plaisir », « bonheur » et même « joie ». Il y faut de prudentes périphrases : « Le sûr, c’est qu’il s’agissait d’une impression d’heureuse plénitude, extrêmement intense tout en restant bizarrement calme », presque imperceptible.

L’approche religieuse est tout aussi insatisfaisante : « Un semblant de « révélation », si l’on veut (à la rigueur) […]. » Toute affirmation appelle sa négation, dans le même mouvement : « Ni transe, ni extase, ni cri, ni prière, ni rituel ; même pas une seconde de méditation. Pas de dépouillement, pas de sacrifice. »

Le mouvement du texte ramène alors au paysage, où rien pourtant ne peut expliquer l’événement :  « rien qu’un mince chemin de terre couleur de terre », « de petits arbres plutôt rabougris », « presque plus aucune fleur, même petite », « pas un seul oiseau ».

Pas de présence des défunts, pas de créatures surnaturelles, anges, satyres ou nymphes, pas de vision d’Apocalypse. Une immanence du monde qui ne peut s’exprimer que par la tautologie (« cette bonté venue de la terre couleur de terre »), et, in fine, la mention de cette humble fleur, la serratule, qui signe la présence au monde sous sa forme la plus modeste, comme ailleurs chez Jaccottet le liseron.

1. Ph. Jaccottet, Oeuvres, Paris, 2014, p. 1271-1276.



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