Micrologies

Tribos


Dans un texte du corpus des poètes bucoliques grecs, attribué faussement à Théocrite (Idylle XXV, Héraclès tueur de lion), on trouve un beau mot de la langue grecque : τρίβος (tribos) : ce terme désigne un simple sentier, de ceux qui ont été frayés et usés par les allées et venues des passants (du verbe τρίβω, tribô, frotter, user). Le mot garde ainsi la trace des pas qui insensiblement ont dessiné ce chemin. Nous connaissons aujourd’hui de tels « tribos », inscrits dans les pelouses, au coin de nos tours ou de nos barres d’habitation, par le passage des habitants qui créent leurs propres circulations et s’approprient ainsi les espaces mal conçus par un urbanisme trop abstrait.

En lisant le poème, on pense à ces lignes de Philippe Jaccottet sur les sentiers de campagne :

Tendre trace silencieuse laissée par tous ceux qui ont marché là, depuis très longtemps, trace des vies et des pensées qui sont passées là, nombreuses, diverses, traces de bergers et de chasseurs d’abord – et il n’y a pas si longtemps encore -, puis de simples promeneurs, d’enfants, de rêveurs, de botanistes, d’amoureux peut–être… Le temps humain qui inscrit ses lignes souples dans le sol (1).

Dans le poème grec, le sentier est emprunté par Héraclès et Phyleus, le fils d’Augias (l’homme des écuries) ; tous deux se rendent des étables du roi à la ville :

Λαοφόρου δ᾽ ἐπέβησαν ὅθι πρώτιστα κελεύθου,
λεπτὴν καρπαλίμοισι τρίβον ποσὶν ἐξανύσαντες,
ἥ ῥα δι᾽ ἀμπελεῶνος ἀπὸ σταθμῶν τετάνυστο
οὔτι λίην ἀρίσημος ἐν ὕλῃ χλωρὰ θέουσα [...].
(v. 155-158).

Dès qu’ils eurent mis le pied sur une large route, après avoir parcouru d’un pas rapide un étroit sentier qui, des étables, s’allongeait à travers un vignoble, pas trop visible au milieu des rangées d’une végétation verdoyante […] (trad. Ph.-E. Legrand).

« Pas trop visible » : c’est l’humble condition du tribos. Mais dans le poème l’auteur (non identifié) tire de cette modeste sente un bel effet narratif. L’étroitesse du chemin oblige les deux hommes à marcher l’un derrière l’autre, le jeune Phyleus guidant Héraclès. Ils ne peuvent donc se parler, alors même que le jeune homme brûle de curiosité : il voudrait interroger le héros sur cette peau de lion qu’il porte sur les épaules. Aussi, à peine ont-ils atteint une route plus large, il se retourne impatiemment pour poser ses premières questions :

Τῇ μιν ἄρα προσέειπε Διὸς γόνον ὑψίστοιο
Αὐγείω φίλος υἱὸς ἕθεν μετόπισθεν ἰόντα,
ἦκα παρακλίνας κεφαλὴν κατὰ δεξιὸν ὦμον [...]
(ibid. v. 159-161).

Aussitôt le fils chéri d’Augias, penchant un peu la tête sur son épaule droite, interpella le rejeton de Zeus Très-Haut, qui marchait en arrière de lui.

Un peu plus loin encore, Phyleus vient se placer à côté d’Héraclès, pour mieux l’entendre encore :

῝Ως εἰπὼν μέσσης ἐξηρώησε κελεύθου
Φυλεύς, ὄφρα κιοῦσιν ἅμα σφίσιν ἄρκιος εἴη,
καί ῥά τε ῥηίτερον φαμένου κλύοι ῾Ηρακλῆος.
(ibid. v. 189-191).

À ces mots, Phyleus s’écarta du milieu de la route, pour qu’ils eussent tous deux la place de cheminer de front, et qu’il lui fût plus facile d’entendre ce que dirait Héraclès.

Le tout dit rapidement, comme en passant, avec une grande délicatesse dans l’évocation des petites choses : c’est tout le poème qui, comme le texte de Jaccottet, semble relever de l’esthétique modeste du tribos.

1. Couleur de terre, Pléiade p. 1273.



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