Micrologies

Jaccottet : le lieu


Un des points focaux de l’univers poétique de Jaccottet, c’est le « lieu », comme centre d’où surgit l’expérience poétique : non pas repère symbolique dans un espace abstrait, mais place particulière, comme ce « Val des nymphes » évoqué dans telle note de La Semaison, Carnets 1954-1967, (1). Dans ce passage, le poète se pose cette question : « Qu’est-ce qu’un lieu ? Une sorte de centre mis en rapport avec un ensemble. Non plus un endroit détaché, perdu, vain. […] Dans les lieux, il y a communication entre les mondes, entre le haut et le bas ; et parce que c’est un centre, on n’éprouve pas le besoin d’en partir, il y règne un repos, un recueillement. » Deux dimension, donc, dans le lieu : l’une horizontale, celle du centre qui aimante, l’autre verticale, celle du sacré, avec cette tentation métaphysique qui hante l’œuvre du poète et au bord de laquelle il s’arrête à chaque fois.

Ce passage est repris, développé et approfondi dans le recueil Paysages avec figures absentes, celui justement où se fait plus pressante cette tentation spirituelle, et qui se conclut par ces mots : « (La plus haute espérance, ce serait que tout le ciel fût vraiment un regard.) » (2) Les parenthèses, semble-t-il, comme le conditionnel, marquent une ultime réticence au bord de cette espérance.

« Qu’est-ce qu’un lieu ? » se demande derechef le poète. De nouveau, il insiste : on ne saurait le définir dans l’abstrait : un lieu est toujours un site précis comme ce « Val des Nymphes » : une source, un très ancien sanctuaire transformé en chapelle :

Tout au fond de la combe, au pied de rochers couverts de lierre, sous de grands chênes, une source coule ; elle alimente encore quelques bassins oblongs, couchés dans les herbes, parmi des cerisiers. Tout auprès s’élève une chapelle, qui fut un petit temple ; et l’on peut voir encore, dans l’église du village voisin, un autel dédié aux nymphes que ce temple honorait (3).

À quoi tient le mystère d’un tel endroit ?

« Une figure se crée dans ces lieux, expression d’une ordonnance. On cesse, enfin, d’être désorienté […] ; il y a de nouveau communication, équilibre entre la gauche et la droite, la périphérie et le centre, le haut et le bas. Murmurante plutôt qu’éclatante, une harmonie se laisse percevoir. » (4) Dans ce passage, la dimension verticale est atténuée, le centre paraît plus immanent. Les limites de cette expérience sont aussi davantage marquées :

Quant à nous, notre chance aura été de vivre, sinon dans l’harmonie inconcevable aujourd’hui, du moins à proximité de ces foyers épars, nourris non par une lumière égale, constante, universelle, mais par ses reflets intermittents, ou les reflets de ses reflets. Par des fragments, des débris d’harmonie (5).

On songe à la belle étude de Leo Spitzer, L’Harmonie du monde (6), dans laquelle il suit l’histoire de cette métaphore musicale dont la notion a imprégné si longtemps la culture européenne, antique ou médiévale, avant que la modernité, justement, ne la fasse éclater en fragments de miroirs.

1. Ph. Jaccottet, Oeuvres, Pléiade, Paris, 2014, p. 394-395.
2. Op. cit. p.463.
3. Ibid. p. 470.
4. Ibid. p. 509.
5. Ibid. p. 510.
6. L. Spitzer, L'Harmonie du monde, [1963], trad. fr. Paris, 2012.



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