Micrologies

Abeilles latines


Après le blé, la vigne et l’huile, le miel est un des éléments essentiels de l’alimentation des Anciens. Rien d’étonnant, vu la proximité de la culture antique avec le monde rural, à ce que l’abeille soit devenue un insecte littéraire, aussi bien en Grèce qu’à Rome : Sénèque, par exemple, qui se pique parfois d’être agronome, applique au travail intellectuel la comparaison suivante :

Alit lectio ingenium et studio fatigatum, non sine studio tamen, reficit. Nec scribere tantum nec tantum legere debemus […] Inuicem hoc et illo commeandum est et alterum altero temperandum, ut quidquid lectione collectum est stilus redigat in corpus. Apes, ut aiunt, debemus imitari, quae uagantur et flores ad mel faciendum idoneos carpunt, deinde quidquid attulere disponunt ac per fauos digerunt et, ut Vergilius noster ait : "liquentia mella / stipant et dulci distendunt nectare cellas". (1)

La lecture est l’aliment de l’esprit ; quand l’étude l’a fatigué, elle le délasse, sans exclure pourtant toute étude. On ne doit pas plus se borner à écrire qu’on ne doit se borner à lire. […] Recourons tout à tour à l’[un] et à l’autre, et tempérons l’[un] par le moyen de l’autre, de telle sorte que la composition écrite mette en corps d’ouvrage ce que la lecture a recueilli. Imitons, comme on dit, les abeilles qui volètent de-ci de-là, pillotant les fleurs propres à faire le miel, puis disposent, arrangent en rayons tout leur butin et, comme dit notre Virgile, « amassent le miel le plus pur et emplissent jusqu’au bord les alvéoles de ce nectar délicieux » (trad. H. Noblot).

À vrai dire, ces abeilles de l’Énéide citées par Sénèque ne sont pas celles, bien réelles, élevées par Aristée dans les Géorgiques (IV, 161 sq.) : déjà métaphoriques, elles évoquent la « ruche » du chantier de Carthage, en pleine construction sous l’impulsion de Didon. Cependant, malgré le ut aiunt, « comme on dit », l’image n’est pas encore figée en lieu commun : en effet, Sénèque entame aussitôt une digression sur la genèse du miel : certains soutiennent que les abeilles se contentent de récolter cette substance, d’autres affirment qu’elles se livrent à un travail d’élaboration en y ajoutant un certain ferment. Sénèque ne choisit pas entre ces deux hypothèses, qui ne font rien à son propos : pour lui le travail du penseur, dont il veut parler, est d’abord une affaire de classement, comme celui que font les abeilles en répartissant le pollen dans les rayons :

Sed ne ad aliud quam de quo agitur abducar, nos quoque has apes debemus imitari et quaecumque ex diuersa lectione congessimus separare (melius enim distincta seruantur), deinde adhibita ingenii nostri cura et facultate in unum saporem uaria illa libamenta confundere, ut etiam si apparuerit unde sumptum sit, aliud tamen esse quam unde sumptum est appareat (ibid. 5).

Mais la digression me guette. Imitons, disais-je, les abeilles : ce que nous avons récolté de nos diverses lectures, classons-le : les choses soigneusement classées se conservent mieux. Puis, déployant toute l’industrie, toute la force inventive de notre esprit, confondons en une seule saveur ces sucs variés, de façon que, même si la source de tel emprunt apparaît nettement, il apparaisse tout aussi nettement que l’emprunt n’est pas une reproduction du modèle.

Le pivot de la comparaison, c’est le terme lectio, qui signifie à la fois la cueillette, (le butinage), le choix, le tri, et la lecture. Il appartiendra à l’époque moderne de complexifier la comparaison en opposant à l’abeille, qui butine son miel au-dehors, l’araignée, qui tire d’elle-même la substance de sa toile : contre les Anciens, les Modernes (2).

1. Sénèque,ad Luc. XI, 84, 1-3 ; Virgile, Énéide, I, 432-433.
2. Voir l’important essai de M. Fumaroli, « Les abeilles et les araignées », in La Querelle des Anciens et des Modernes, [anthologie], Paris, 2001, p. 7-218.



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