Micrologies

Sénèque arboriculteur


Dans une de ses Lettres à Lucilius, Sénèque consacre un long passage à l’arboriculture (1)(XI, 86, 14-21). C’est un texte inattendu, puisque l’attention au réel ne recouvre ici aucune intention philosophique sous-jacente : on n’est pas devant un exemplum moral : Sénèque s’intéresse aux arbres pour les arbres.

Il a rencontré, raconte-t-il, l’actuel propriétaire d’une villa qui a appartenu jadis à Scipion l’Africain et qu’il vient de visiter. Cet homme, Vetulenus Aegidius, était connu pour son talent de viticulteur, dont témoigne aussi Pline l’Ancien (2). Cet agronome lui a enseigné un certain nombre de techniques : comment transplanter des arbres déjà grands (des oliviers, en l’occurrence), comment transplanter aussi des vignes, en les détachant de l’arbre qui, selon la méthode des Romains, leur sert de tuteur.

Paul Veyne (3) donne quelques pistes pour comprendre ce passage. Sénèque, dit-il, était lui-même un viticulteur réputé, car dans son milieu aristocratique « être un bon agriculteur était un titre à la célébrité ». C’est donc pour une fois le riche sénateur qui s’exprime et non le philosophe. On voit ici, selon Veyne, « un "gentleman-farmer", attentif au gouvernement des terres ». Les techniques agricoles se transmettent de bouche à oreille et Sénèque, plaisamment, se garde bien d’ailleurs de communiquer à Lucilius tous les secrets qu’il vient d’apprendre : Plura te docere non cogito, ne quemadmodum Aegialus me sibi aduersarium parauit, sic ego parem te mihi. « Je ne m’aviserai pas de t’en apprendre davantage, de peur de ne susciter en toi un concurrent, de même qu’Egialus a fait de moi son concurrent. » (4)

Autre détail surprenant : les Géorgiques de Virgile sont invoquées plaisamment par Sénèque dans cette notice de technique agricole, comme s’il s’agissait d’un traité savant. Il reproche de fait quelques inexactitudes au poète (de façon d’ailleurs un peu hâtive) ; mais, selon l’annotateur de la C.U.F., « il fallait taquiner le virgilien Lucilius », destinataire de la lettre, admirateur du grand poète et qui s’essayait lui-même à versifier. Vt ait Vergilius noster, qui non quid uerissime, sed quid decentissime diceretur aspexit nec agricolas docere uoluit, sed legentes delectare. « C’est que notre poète ne s’attachait pas à la stricte vérité, mais à la grâce parfaite du détail et se proposait non d’instruire les cultivateurs, mais de divertir son lecteur. » Est-ce au printemps, comme il le dit, qu’on sème le millet et la fève ? Sénèque vient de voir semer le premier à la fin de juin… L’érudit et scrupuleux annotateur du Budé cherche à défendre Virgile : celui-ci aurait parlé en fait de la plaine du Pô et non du climat plus sec du sud de l’Italie. C’est méconnaître le jeu littéraire par lequel Sénèque entend manifester une distance aristocratique avec un sujet aussi terre-à-terre, distance qui était aussi celle de Virgile : tous deux, en fait, plus cultivés que cultivateurs. Pierre Vesperini tire d’ailleurs argument de ce passage pour illustrer sa thèse sur la nature de la poésie « didactique » romaine (5) : « Le but n’est […] pas de communiquer le savoir, mais de fabriquer avec le savoir une œuvre d’art qui donne du plaisir à des lecteurs raffinés. »

Dans un autre texte des Lettres (112, 1-2), Sénèque recourt cette fois à une comparaison entre l’éducation morale et la viticulture ; il l’introduit ainsi : Volo tibi ex nostro artificio exemplum referre, ce que H. Noblot rend par : « Je vais te faire une comparaison que j’emprunte à mon métier. » Non sans coquetterie, il s’arroge ici le savoir-faire du vigneron et prétend à nouveau à un enracinement terrien.

De tels passages contribuent à faire bouger les lignes de la représentation que nous pouvons avoir de l’homme : l’aristocratie romaine à laquelle appartient Sénèque a un fort attachement culturel à la vie rurale, dans lequel le snobisme s’allie à l’intérêt économique. On pense un peu aux types d’aristocrates ruraux du roman russe, tel le Lévine de Tolstoï dans Anna Karénine.

1. XI, 86, 14-21)
2. Histoire naturelle, 14, 49).
3. Note ad loc..
4. Yrad. H. Noblot revue par P. Veyne.
5. Lucrèce, Paris 2017, p. 92.



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