Micrologies

Abeilles


Du poète grec Pindare (518-438 av. J.-C) nous avons conservé les « épinicies » ou odes triomphales, poèmes solennels composés en l’honneur des vainqueurs des grands concours athlétiques, et qui étaient chantés et dansés par un chœur lors de cérémonies d’hommage. Ces textes sont d’une haute tenue poétique, avec leurs images somptueuses et leur métrique savante et élaborée. Ils respectent le plus souvent une structure obligée : l’éloge de l’athlète vainqueur, au début et à la fin, encadre l’évocation d’un mythe : le vainqueur est ainsi associé aux héros de la légende. Cette structure générale admet cependant une grande variété de détail, et le poète passe volontiers d’un thème à l’autre. Il le revendique dans la Xe Pythique (v. 82-83) :

Ἐγκωμίων γὰρ ἄωτος ὕμνων
ἐπ’ ἄλλοτ’ ἄλλον ὥτε μέλισσα θύνει λόγον.
Semblables à l’abeille, mes beaux hymnes de louange volent d’un sujet à l’autre (trad. A. Puech).

Cette affirmation arrive cependant à point nommé dans le poème, au moment où après l’évocation du mythe central (ici celui de Persée), le poète revient comme il convient à l’éloge d’Hippocléas, l’athlète qu’il célèbre. La comparaison est donc comme un rappel à l’ordre que le poète s’adresse à lui-même, mais la dispersion qu’il semble se reprocher fait bien partie des lois du genre, à condition qu’elle s’arrête, comme ici, au moment voulu. Entre liberté assumée et contrainte respectée, l’art du poète apparaît en tout cas comme très conscient et maîtrisé.

Dans un passage célèbre de son dialogue Ion (534a-b), consacré justement à la poésie, Platon reprend l’image des abeilles, pour lui conférer un sens très différent : le poète-abeille butine dans le jardin des Muses, d’où il rapporte un miel dont il n’est pas la source :

Λέγουσι γὰρ δήπουθεν πρὸς ἡμᾶς οἱ ποιηταὶ ὅτι ἀπὸ κρηνῶν μελιρρύτων ἐκ Μουσῶν κήπων τινῶν καὶ ναπῶν δρεπόμενοι τὰ μέλη ἡμῖν φέρουσιν ὥσπερ αἱ μέλιτται, καὶ αὐτοὶ οὕτω πετόμενοι· καὶ ἀληθῆ λέγουσι. Κοῦφον γὰρ χρῆμα ποιητής ἐστιν καὶ πτηνὸν καὶ ἱερόν, καὶ οὐ πρότερον οἷός τε ποιεῖν πρὶν ἂν ἔνθεός τε γένηται καὶ ἔκφρων καὶ ὁ νοῦς μηκέτι ἐν αὐτῷ ἐνῇ.

Car ils nous disent, n’est-ce pas ? les poètes, que c’est à des sources de miel, dans certains jardins et vallons des Muses qu’ils butinent les vers pour nous les apporter à la façon des abeilles, et voltigeant eux-mêmes comme elles. Et ils disent vrai : c’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de créer avant d’être inspiré par un dieu, hors de lui, et de n’avoir plus sa raison.

Rien de plus opposé que cet état second où le poète est dépossédé de son art et la maîtrise souveraine de Pindare dont les écarts eux-mêmes sont contrôlés. Pindare évoque lui aussi le « champ » des Muses (ou plutôt des Charites, des Grâces) ; cependant il n’y butine pas des vers tout faits que les dieux lui inspirent, il le cultive :

εἰ σύν τινι μοιριδίῳ παλάμᾳ
ἐξαίρετον Χαρίτων νέμομαι κᾶπον.
Si le sort a bien voulu que ma main sache cultiver le jardin privilégié des Charites (IXe Olympique, v. 39-40).

Ou encore :

Ἀκουσατ’· ἦ γὰρ ἑλικώπιδος Ἀφροδί-
τας ἄρουραν ἤ Χαρίτων
ἀναπολίζομεν.
Écoutez : nous labourons le champ d’Aphrodite aux vives prunelles ; nous labourons le champ des Grâces (VIe Pythique, v. 1-2).

Le discours de l’inspiration que Platon attribue aux poètes pour les dévaloriser n’est pas celui de tous les poètes…



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.