Micrologies

Poliorcétique


Au début du livre IX des Éthiopiques, l’avant-dernier de son roman, Héliodore abandonne brusquement ses jeunes héros, Théagène et Chariclée, pour décrire avec le plus grand détail des opérations militaires : en effet, le roi des Éthiopiens, Hydaspe, assiège dans Syène (Assouan, en Haute-Égypte) le satrape perse Oroondatès. C’est un siège à grand spectacle : on dérive les eaux du Nil vers un canal qui cerne les murailles de la ville, provoquant ainsi leur écroulement partiel ; des embarcations partent à l’assaut de la ville ; les assiégés forent une contre-sape, etc. La description technique de ces travaux ne manque pas de vraisemblance, mais leur exécution demanderait des mois entiers et des myriades d’hommes. Or, ici, ils semblent achevés presque instantanément, comme par miracle.

Outre l’invraisemblance, la différence avec les modes de narration du récit historique est ici bien marquée : la narration s’attache aux émotions violentes, variées et contraires que suscitent chez les assiégés les aléas du siège, entre résistance farouche et désespoir. Pour un peu, on y verrait un miroir de la destinée des deux héros, Théagène et Chariclée, eux aussi assiégés par la destinée et battus de ses flots et de ses vents contraires.

Quelle est la raison d’être de cet épisode poliorcétique dans un roman d’aventures sentimentales ? De retarder le dénouement, d’abord, et de laisser le lecteur dans l’incertitude sur le sort des deux héros, qui sont à ce moment du récit prisonniers d’Hydaspe. Mais la recherche de l’effet est aussi très visible, avec dans cet épisode un caractère « cinématographique » très marqué (si l’on nous passe l’anachronisme) : le même qui marquait par exemple la scène initiale du roman. On songerait ici, s’il fallait un parallèle, au passage de la mer Rouge dans Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille.

Toutefois, un tel épisode de siège n’est pas sans exemple dans les textes : dans les Panégyriques de l’empereur Julien on trouve l’évocation du troisième siège de Nisibis (Antioche de Mygdonie, aujourd’hui Nusaybin en Turquie) par les troupes du roi perse Sapor (Shapur II) en 350 ap. J.-C. Ce monarque détourne les eaux du fleuve Mygdonius, qui vient encercler la ville. Se déroule alors une bataille à la fois terrestre et navale. Malgré l’effondrement d’un secteur des murailles (comme chez Héliodore), les troupes de l’empereur romain Constance II parviennent à défendre la ville, contre les esquifs lancés à l’assaut des remparts, et contre les éléphants, qui s’embourbent dans le marécage créé par l’inondation. Les récits faits par Julien n’ont rien à envier à celui d’Héliodore pour l’emphase rhétorique (Éloge de Constance, 22 ; Constance ou de la royauté, 11-13). La fiction aura précédé la réalité (ou plutôt son amplification rhétorique), si l’on admet (comme on le fait le plus souvent), qu’Héliodore a écrit au IIIe siècle, soit une centaine d’années avant le temps de Constance et Julien. Ce qui est manifeste dans les deux cas, c’est que l’épisode est propice à l’amplification épique ; c’est une technique qui convient aussi bien à une matière romanesque imprégnée par l’épopée qu’au panégyrique impérial, genre dans lequel d'ailleurs Julien utilise systématiquement les références homériques.



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