Micrologies

Noé


Le projet de Noé, l’ouvrage de Giono, est très original. Écrite dans la foulée d’Un roi sans divertissement, en 1946-1947, cette deuxième « chronique » se présente comme une entreprise de détachement : Giono dit l’écrire pour se déprendre des personnages du livre précédent, Langlois, Saucisse et les autres. La tentation de continuer est forte : après le suicide de Langlois qui clôt le livre précédent, il « voit » Delphine, la femme de celui-ci, s’approcher de son corps, Delphine, un personnage qu’il juge inabouti et qu’il voudrait mener plus loin. Ces pages initiales sont en fait comme les ultimes foulées du coureur, une fois la ligne passée, comme la course de l’avion sur la piste, après l’atterrissage. Parachute sorti, Giono freine des quatre fers (on nous passera les métaphores). On trouve bien encore le nom de Langlois à la page 56 (Folio), mais le personnage a presque fini de s’effacer. Le flux textuel s’est mué en autre chose, on est passé à un livre différent, où la première personne prend un tour presque autobiographique.

Giono raconte ici la « fabrique » du livre (au sens de Ponge) ; il mêle à l’imaginaire de la fiction les circonstances (au sens fort) de son surgissement : étant bien entendu que cette naissance de la fiction est tout aussi fictive qu’elle. C’est ainsi que le livre est tout entier constitué de départs de récits (au sens où l’on parle d’un départ de feu), dont aucun n’est abouti. Giono n’était pas un auteur d’avant-garde, mais il y a ici chez lui, comme souvent (voir Les Âmes fortes), quelque chose de « culotté » : l’invention d’une forme rendue nécessaire par la fécondité même de son imagination : ici, un livre dont l’unique sujet est sa propre genèse (on pourrait en dire autant de la Recherche, mais chez Proust ce n’est que le sujet rétrospectif du roman). Le narrateur crée à jet continu des personnages qui prolongent vers le romanesque son expérience quotidienne. Dans un épisode d’une grande virtuosité, assis dans un tramway, il en observe les passagers, les suit du regard une fois qu’ils en sont descendus, et, sans rupture, imagine leur parcours une fois qu’il ne les voit plus. Ils sont ainsi une dizaine lâchés dans Marseille, dont les trajectoires se dispersent dans la ville.

Cet épisode montre, s’il en était besoin, le caractère « spatial », presque géographique, de l’imagination de Giono. Dans Noé, il raconte par exemple comment, pendant l’écriture d’Un roi sans divertissement, il avait situé autour de lui, dans son bureau, tous les lieux du roman, l’auberge de Saucisse, le « bongalove », etc., au point qu’une topographie imaginaire venait se superposer au décor familier de la pièce. (Peu importe que ce soit vrai ; cela ne l’est pas, vraisemblablement : la description systématique de cette double topologie, un peu longuette, tourne au procédé.) Mais l’essentiel est que ce soit dit, et que la description du processus de création passe, chez cet auteur, par une modélisation spatiale.

L’espace gionien n’est pas un univers statique, centré : il est à parcourir, à découvrir. Chaque fois que le narrateur se pose, son discours s’alourdit : ainsi, quand il est au début assis à son bureau ou un peu plus loin perché dans un arbre pour « ramasser » des olives ; l’écriture se fait alors pesante, et le hussard, cuirassier. Au contraire, les meilleurs moments du livre sont souvent ceux qui mettent en mouvement le narrateur ou ses personnages (ou les deux, dans l’épisode du tramway) : beaux récits de promenades, de trajectoires dans une Marseille fantasmée. Le voyage en train de Manosque à Marseille devient une aventure, par la simple description des paysages aperçus ; et le trajet de retour est raconté de façon entièrement différente…



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