« Randon » : course impétueuse. C’est le sous-titre (au pluriel : « Randons ») que donne Ponge à son texte « Les Hirondelles » (Pièces). Je cherche le mot dans le Littré. Pourquoi ne l’ai-je pas reconnu ? C’est qu’il est ici sorti de son contexte, celui du roman de chevalerie médiéval : c’est toujours « à grand randon » que « point li uns encontre l’autre », qu’un chevalier fond sur l’autre pour tenter de le renverser. Ainsi dans Erec et Enide, de Chrétien de Troyes :
Littré cite encore, pour le XVIe siècle, la Vie d'Antoine de Plutarque, traduite par Amyot : « Quand l'allarme commencea à sonner, les gens de cheval tournerent tout court, et avec grands cris coururent du grant randon contre les Parthes. »
Notre « randonnée » a beaucoup assagi ce mot… Oublié aujourd'hui en français, il est aussi passé en anglais dans l'expression at random, « au hasard », ce qui n'est pas sans intérêt pour la course vive des hirondelles dans le texte de Ponge.
Le titre de ce texte est complexe :
Comme toujours chez lui, il y a équivalence entre le mot, la chose et l’acte même d’écrire. Le vol des hirondelles inscrit une écriture dans le ciel :
L’ hirondelle, dans le texte, s’écrie, s’écrit, se récrie, se récrit. Le « style », c’est à la fois la manière propre d’être et d’écrire des hirondelles (être et écrire à la fois, c’est-à-dire signer), et aussi l’instrument de l’écriture, le corps même de l’oiseau volant.
Chaque vol, bref, rapide, précis, infaillible, est un "randon", et l’écriture du texte, elle-même, se fait vive et brève, avec des notations rapides et de nombreux alinéas : elle adopte cette forme même. D’où le titre, et aussi la conclusion :
Conclusion pleine d’humour : si les randons sont « incorrigibles », c’est qu’ils sont infaillibles, sans repentir ni rature ; c’est aussi qu’ils sont illisibles, effacés aussitôt qu’écrits. Quel en est alors le « sens » ?
Ce texte de Ponge fait l’objet d’une belle méditation en ouverture de l’essai de Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être (2) : lisant ce poème, elle saisit « l’allure dynamique de l’oiseau, sa façon de s’élancer, la modalité propre de son être, le style de ce mouvement singulier ». Elle est amenée « à comprendre les intensités de ces élancements, à en saisir la signification. Mais aussi à en éprouver la possibilité sensible, et même à en simuler intérieurement l’allure. » Et elle conclut : « Voilà sans doute le genre de processus qui anime la vie intérieure d’un lecteur. Chaque forme littéraire ne lui est pas offerte comme une identification reposante, mais comme une idée qui l’agrippe, une puissance qui tire en lui des fils et des possibilités d’être. Il s’y trouve suspendu à des phrases, à ces forces d’attraction qui nourrissent en continu son propre effort de stylisation. »