Micrologies

Les Âmes fortes : la narration


Les romans d’après-guerre de Giono se signalent par leur invention narrative : ainsi dans Les Âmes fortes, le romancier évacue tout narrateur extradiégétique : le récit est assumé par les personnages eux-mêmes. Il ne s’agit pas pour autant d’une, ni même de plusieurs narrations à la première personne : tout le roman n’est qu’un dialogue entre plusieurs voix narratives : paroles échangées, donc, et non discours pensés ou écrits. Ce mode de parole, c’est celui des conteurs oraux, et c’est ainsi que commence le livre : une veillée funèbre, au cours de laquelle plusieurs voix se font entendre, on ne sait trop combien, ni quel est leur nom, avant que ne se détachent peu à peu deux narratrices principales qui vont dialoguer : l’une est Thérèse, l’autre n’a pas même de nom : Giono dans ses brouillons l’appelle « le Contre », c’est-à-dire celle qui apporte la contradiction. La technique rappelle, en plus radical, celle d’Apollinaire dans le poème « Les Femmes » (autre évocation de veillée) : une conversation de femmes que l’on entendrait, par exemple, d’une pièce voisine, sans voir ni connaître les interlocutrices.

Or ces deux femmes, Thérèse et « le Contre », racontent bien les mêmes événements, mais en donnent alternativement des versions incompatibles (comme dans Rashomon de Kurosawa, par exemple) (1), et qui le resteront jusqu’au bout sans qu’on puisse décider entre elles. Dans l’une, Thérèse manipule sa patronne, Mme Numance, qu’elle hait, et la conduit à sa perte en utilisant Firmin, son benêt de mari. Dans l’autre, c’est un Firmin retors qui joue sur l’amour sans borne de Thérèse pour sa patronne afin de perdre celle-ci.

On pourrait qualifier ce mode de narration d’audacieux ; mais rien de calculé chez Giono : mieux vaut parler de « liberté », celle du conteur qui sait que sa parole est plus forte que toutes les constructions vraisemblables. Robert Ricatte, l’excellent éditeur du roman dans la Pléiade, oppose, dans le même sens, « liberté théorique » et « liberté pratique » du romancier, cette dernière consistant à « découvrir sans cesse du nouveau dans sa démarche créatrice » (2) De fait, l’étude génétique des Âmes fortes montre que Giono a inventé tardivement cette indécidabilité du récit : dans les premières versions, l’une des deux voix était véridique et l’autre mensongère.

1. Notons – coïncidence – que les deux œuvres datent de 1950. 2. Giono, Œuvres romanesques complètes, t. V, Paris, 1980, p. 1021.



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