« À manier une balle d’arquebuse, soubs le second doigt, celuy du milieu estant entrelassé par-dessus, il faut extremement se contraindre, pour advouer, qu’il n’y en ait qu’une, tant le sens nous en represente deux. » (1)
Cette expérience de physiologie amusante intervient dans une longue série d’exemples qui tous montrent que nos sens, dont dépend l’accès à la connaissance, « sont incertains et falsifiables à toutes circonstances ». C’est une pièce de l’implacable accumulation des faiblesses humaines par laquelle le scepticisme de Montaigne rabaisse les prétentions de l’entendement à atteindre par lui-même la vérité.
Cette expérience semble reprise par Man Ray, dans « Burlesque » , un dessin des Mains libres (1937), album auquel sont associés des textes d’Éluard.
Dans cette variante de la technique surréaliste du collage, la main, énorme, est associée à la silhouette d’une femme au buste dénudé, dont les cheveux couvrent le visage. Selon le critique Jean-Charles Gateau, « le geste de la main masculine, tenant une bille entre le pouce et l’index, peut se référer à certaines toiles galantes de l’École de Fontainebleau (le portrait de Gabrielle d’Estrées et de la Duchesse de Villars, par exemple), sur lesquelles une main pince un bouton de sein comme une cerise. Mais la position croisée du majeur et de l’annulaire évoque également une expérience de neurologie bien connue : si l’on palpe une bille dans ces conditions, on a l’impression de percevoir deux billes. » (2)
Mais, a-t-on fait observer, l’expérience ne fonctionne que si l’on tient la bille entre les deux doigts croisés, ce qui n’est pas le cas sur le dessin de Man Ray : si l'on y voit bien deux doigts croisés, ce ne sont pas ceux qui tiennent la bille.
Une fresque de Max Ernst peinte en 1923, Au premier mot limpide, représente une main féminine qui tient une bille entre deux doigts croisés, sans que le lien avec Montaigne soit manifeste.
Pour moi, rien n’y fait : je ne sens qu’une seule bille. Il est vrai que je ne dispose pas de balles d’arquebuse.
(La plupart des informations données ci-dessus proviennent du dossier préparé par Agnès Vinas sur l’excellent site pédagogique Lettres volées. On y trouvera aussi la reproduction des deux œuvres évoquées.)