Micrologies

Balbec


Claude Simon, pourrait-on dire, est le seul successeur de Proust dans le roman français du XXe siècle. Rien de commun, certes, dans leurs univers romanesques, mais bien dans leurs pratiques d’écriture : le souci de la construction et de l’architecture, l’ampleur descriptive de la phrase qui englobe différents niveaux de réalité ou de causalité, l’approche « phénoménologique » de la sensation, ainsi que certains thèmes comme l’exploration d’états psychiques limites, le sommeil chez le premier, la fatigue et l’épuisement pour le second.

Claude Simon, ce n’est pas surprenant, est un lecteur attentif et profond de Proust. On en trouve une remarquable vérification dans ses Quatre conférences (1), 2012 où il analyse les scènes bien connues de l’arrivée à Balbec dans À l’ombre des jeunes filles en fleur : selon lui, le Grand-Hôtel de Balbec remplace, dans l’imaginaire du narrateur, l’église du village, qui l’a tant déçu. On sait que la rêverie sur le « nom de pays » est démentie par la découverte du lieu : l’église romane n’est pas battue par les flots, elle n’a aucun exotisme oriental comme le narrateur se l’était imaginé. C’est alors l’hôtel qui va lui permettre de reconstruire textuellement l’imaginaire évanoui : il est pénétré par la mer (grâce à ses baies vitrées), son architecture est celle d’une cathédrale, il est plein d’orientalisme, jusqu’à la barbe « assyrienne » de son directeur. Même le poisson servi dans le restaurant semble contribuer à l'architecture du passage et même de l'œuvre entière : en effet, la première conférence, intitulée « Le Poisson cathédrale », s'appuie sur cette phrase :

Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l'idée que j'étais sur la pointe extrême de la terre, je m'efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d'y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours où y était servi quelque vaste poisson, monstre marin qui, au contraire des couteaux et des fourchettes, était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l'Océan, au temps des Cimmériens,et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer.

Il vaut la peine de prendre connaissance de l’« explication de texte » ici évoquée à grands traits. On en trouve une fine analyse dans le livre de François Bon, Proust est une fiction (2). Cet auteur attire aussi l'attention, chez Proust, sur l'expression "vaste poisson" qui, par une sorte d'hypallage, anticipe le mot "cathédrale", qui n'arrive qu'à la fin de la phrase et lui donne rétrospectivement tout son sens. À travers le cas de Proust c’est en fait pour sa propre pratique de la description que Simon plaide ici : loin d’être « statique » , la description « travaille, agit » ; elle fonctionne de façon dynamique ; elle est l’élément structurant du roman.

1. Paris, 2012.
2. Paris 2013, p. 225-230.



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