Histoire, roman de Claude Simon, est construit en partie autour de vieilles cartes postales, celles retrouvées par le narrateur dans un tiroir de la maison familiale. Elles remontent pour la plupart à un temps très lointain, celui de la jeunesse de sa mère, avant et après la Première Guerre mondiale. À la description de ces images s’ajoute celle de leurs timbres avec les figures réelles ou allégoriques qu’ils comportent. Autant que des témoignages d’un passé familial révolu, ces images sont des points d’ancrage pour l’écriture, entre observation minutieuse et fiction. Le narrateur décrit notamment un timbre rare, émis dans le « Territoire de Memel ».
Ce petit territoire germanophone était une sorte de zone-tampon entre la Prusse orientale et la Lituanie. Il fut créé par le traité de Versailles au lendemain de la guerre de 14-18 et placé sous administration française. Dès 1923, cependant, il fut annexé par la Lituanie voisine, tout en gardant un statut de relative autonomie. C’est de cette courte période que date le timbre-poste que le narrateur adolescent envie à son ami Lambert (1). Il décrit « cette figure allégorique qui dans les années vingt ornait les timbres de Memel » : « un buste d’homme nu semblable à un personnage de Michel-Ange ressuscitant au jour du Jugement dernier les deux bras levés ».
Ce timbre est pour le narrateur l’occasion d’une rêverie très proustienne sur les noms de pays, avec une attention au signifiant qui rappelle aussi celle qu’on peut trouver chez Ponge :
Outre les « e blancs » qui proviennent peut-être de Rimbaud on peut noter que le signifiant « mamelles » non seulement se superpose à « Memel » mais finit par l’effacer complètement dans l’épiphanie du blanc et l’allitération généralisée des « l ». L’usage des parenthèses, qui viennent casser des unités syntaxiques fortes, contribue à la confusion entre l’image stéréotypée d’une ville nordique, la rêverie érotisée de l’adolescent restituée par le narrateur adulte et la référence à Michel-Ange suscitée par l’image allégorique du timbre. S’y ajoute ensuite un quatrième niveau, celui du contexte historico-politique évoqué, dans le temps même de la jeunesse, par Lambert, à la fois détenteur de ce précieux timbre et militant révolutionnaire : « me faisant au contraire remarquer la valeur exceptionnelle [des timbres] en sa possession comme celui de Memel par exemple du fait du statut éphémère de ces pays baltes arrachés par la violence (la honteuse intervention des troupes alliées) à la Révolution qu’ils ne tarderaient d’ailleurs pas à rejoindre ».
On trouve ici un exemple de cette distance ironique et désabusée qui caractérise si souvent la prose de Claude Simon : chacun des niveaux de signification se trouve dévalué par son rapprochement avec les autres : la fade rêverie sur les femmes slaves affaiblit aussi bien l’image historique de la ville balte que les fresques de la Chapelle Sixtine ; l’insistance de l’ami sur la valeur marchande des timbres qu’il détient semble contredire la sincérité de son engagement révolutionnaire. Malgré tout, il faut retenir de ce petit rectangle de papier sa puissance évocatrice, déployée par l’écriture ; elle en fait la vraie richesse. Il est semblable en cela à certains papiers japonais qui se déplient dans l’eau d’un bol de porcelaine...