Micrologies

Versailles


Le beau livre de Michel Jeanneret, Versailles, ordre et chaos (1), contient bien plus que son titre ne promet : un véritable traité de l’esthétique classique. L’auteur se rattache à l’école critique de Genève, celle de Rousset ou de Starobinski. L’ouvrage, savant sans être érudit, est abondamment illustré. Le point de départ ? une description du parc de Versailles, dans son état originel, entre 1660 et 1680, avant que des remaniements n’en aient altéré le caractère initial.

Partout, dit l’auteur, on peut y voir l’envers du mythe apollinien du Roi-Soleil : sous l’ordre classique, le chaos primitif, inquiétant, monstrueux que le roi a dompté. Sous les allées rectilignes, les traces confuses et reconstituées du marécage qui précéda le jardin : ce ne sont que dragons, monstres, rochers, créatures hybrides soumises par le rayonnement du monarque. D’un point de vue politique, Jeanneret voit là le souvenir récent des troubles de la Fronde ; mais l’inquiétude que révèle ce programme iconographique est bien plus profonde, selon l’auteur, qui développe une analyse socio-culturelle du « moment classique » d’une très grande ampleur.

Il replace en effet le « moment versaillais » dans la durée longue de l’histoire sociale et culturelle : l’individu pré-renaissant était pris dans des réseaux multiples où l’ordre collectif englobait le singulier : Église, macrocosme, liens familiaux, appartenance sociale. Cet ordre se fissure à la Renaissance, laissant une marge aux singularités : lettrés, artistes, banquiers, négociants. Au début du XVIIe siècle, Don Juan devient l’illustration de cet homme nouveau, comme les héros de Corneille. Les ambitions et l’appétit de pouvoir conduisent à la monarchie absolue, dont les ministres concentrent le pouvoir entre leurs mains sans négliger leurs intérêts personnels. La « dilatation du moi » est aussi à l’œuvre à travers la science, qui donne à l’homme les moyens de maîtriser le tout qui naguère l’englobait : c’est l’effort de Descartes.

De ce point de vue, l’absolutisme de Louis XIV est ambigu : il donne le modèle des nouvelles ambitions de l’individu, mais réduit aussi ses sujets à une stricte obéissance. De même, l’Église impose la discipline sévère de la Contre-Réforme tout en laissant leur place à la voix de la conscience et au libre examen. Le théâtre de Molière offrirait le meilleur témoignage de cette situation : il exhibe les égocentrismes démesurés et les ravages de l’amour-propre, mais tente aussi de les désamorcer par le rire. Telles sont les tensions dont témoignerait, selon Jeanneret, le dessein du premier parc de Versailles.

1. Paris, 2012.



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