Micrologies
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Jouer Dom Juan (1)


En décembre 2002, Mario Gonzalez, spécialiste du masque et de la commedia dell’arte, présentait à Rouen une mise en scène de Dom Juan. La pièce était jouée par trois comédiens seulement, l’un pour le rôle-titre, les deux autres, masqués, se répartissant le reste des personnages. Le choix du masque exclut l’intériorité du jeu : c’est le geste, et non la voix, qui remplace l’expressivité du visage. D’où le parti-pris, dans cette mise en scène, de la farce : masques grotesques (Sganarelle), silhouettes caricaturales (Pierrot obèse ou Don Louis nabot). Quelques spectateurs étaient horrifiés par la « vulgarité » d’un spectacle qui, entre autres, faisait d’Elvire une harpie…

Les choses sont plus complexes : comment, en effet, représenter Dom Juan ? Ce qui caractérise ce texte, c’est son caractère composite, atypique dans le répertoire dit classique. On y trouve certes le sublime tragique, mais aussi le trivial (Sganarelle chiant dans les buissons). Deux possibilités : soit on joue le jeu de la diversité, de l’éclatement, mais dans la déconstruction le spectacle risque la dispersion ; soit on choisit parmi les virtualités du texte une perspective particulière, que l’on impose à l’ensemble. C’est le cas d’une lecture « noble » de la pièce de Molière, dont les temps forts seront par exemple les deux scènes d’Elvire ou l’entrevue avec Don Louis.

Dans la mise en scène de Gonzalez, ce n’était pas à proprement parler une « lecture », mais un style de jeu qui était imposé à la pièce : celui de la commedia dell’arte, ou même du théâtre de marionnettes. Les effets de sens ne naissaient pas d’une interprétation du texte, mais de la mise en œuvre d’une technique théâtrale, celle de la farce. En ressortaient avec force un Sganarelle très convaincant, l’acte des paysans ou la scène de M. Dimanche, entre autres. Elvire hystérique ? C’est peut-être ainsi que la voit Don Juan. Ce masque grimaçant devient comme la projection de sa propre répulsion. Don Louis, un nain que Don Juan soulève dans ses bras et dépose sur un tabouret ? C’est une forte image de la relation complexe du père et du fils. M. Dimanche devenu Mme Dimanche, puisque joué nécessairement par la comédienne de cette distribution réduite ? Cela permet d’entendre dans les répliques de Don Juan les mots de la séduction érotique.

Mais cet exercice, réussi en tant que tel, atteignait aussi ses limites : certes, il rappelait avec vigueur qu’il y a aussi de la farce dans Dom Juan, mais montrait aussi que ce type de jeu ne permet pas de donner sens à l’ensemble du texte. C’est sans doute le lot de toutes les perspectives particulières qu’on veut lui imposer.

Et Don Juan ? Paradoxalement, la forte unité de cette mise en scène faisait éclater la cohérence du personnage, le seul à participer de tous les registres de la pièce, du trivial au sublime : il était séducteur préoccupé de son corps, mécanique érotique parfois proche du Casanova de Fellini, pantin pathétique, mais aussi incarnation de la liberté, pessimiste qui sait d’avance l’impasse de sa révolte, plus crépusculaire que dominateur : l’absence de masque devenait le signe d’une indétermination, d’une fragilité : Et si le double de Don Juan c’était le Commandeur, sans masque lui non plus, qui l’entraînait à la fin loin de son enfer terrestre vers des flammes qui brûlaient bien peu et qui étaient – enfin – hors du théâtre ?



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