Micrologies

Allitérations


Dans la Médée d’Euripide, la magicienne trahie rappelle à Jason qu'elle lui a jadis sauvé la vie et permis de conquérir la Toison d'or : on trouve alors dans le texte ce bel exemple d’allitération, procédé plutôt rare dans la poésie grecque :

Ἔσωσα σʹ, ὡς ἴσασιν Ἑλλήνων ὅσοι
ταὐτὸν συνεισέϐησαν Ἀργῷον σκἀφος. (476-477)

Esôsa s’, ôs isasin Hellênôn hosoi
tauton suneisebêsan Argôon skaphos.

« Je t’ai sauvé ; cela ils le savent assez, ces Grecs qui s’embarquèrent sur le navire Argo avec toi. »

L’accumulation de la consonne [s] est remarquablement rendue dans cette traduction de V.-H. Debidour, lequel commente en note, de façon désabusée : « Le vers grec offre ici sept s de suite. Les auteurs comiques ont vu là une cacophonie dont ils se sont gaussés. D’autres se sont récriés d’admiration sur cet effet pathétique. Ainsi va la critique littéraire... (1) »

Déjà le scholiaste avait remarqué l’accumulation de sifflantes. Selon L. Méridier, l'éditeur de la C.U.F., « elle rend sensible l’accent de fureur contenue qui est celui de ces vers ». Mais R. Flacelière n’en croit rien : « l’abus de la sifflante sigma rend cet hémistiche cacophonique ; les poètes comiques d’Athènes ont raillé de telles négligences d’Euripide (2) ». De fait, l’interprétation psychologisante de Méridier semble celle d’un homme qui a en tête certains serpents raciniens… Mais on ne saurait souscrire à l'hypothèse d'une « négligence » devant un effet aussi marqué. D'une façon générale, l’allitération semble plutôt étrangère à la poésie grecque, dont la musicalité réside ailleurs, dans le rythme et les accents. Par contre, elle est plus fréquente en latin, chez Plaute ou dans la langue des orateurs, avec une importance particulière donnée à la répétition de la consonne initiale.

Cependant, un article de J. Defradas nuance cette constatation (3) : « Le rôle de l’allitération dans la poésie grecque », REA, 1958, 60-1-2, p. 36-49. l’allitération, non limitée aux consonnes initiales, existe bien en grec, et ce dès Homère. Certes les poètes grecs connaissent fort bien l’harmonie imitative de même que, parfois, la valeur expressive de l’allitération. Mais, selon lui, la plupart des allitérations résistent à de telles interprétations. C’est en effet la répétition en elle-même qui compte, et non la nature de la consonne répétée. Defradas y voit une trace archaïque, qui s’atténue d'ailleurs au fil du temps : reste d’une poésie magique, oraculaire, religieuse. Dans notre exemple : Médée magicienne plutôt que Médée outragée ?

1. Les Tragiques grecs, trad. V.-H. Debidour, Paris, 1999, p. 853.
2. Dans Euripide, Médée, coll. Érasme, Paris, 1970, note ad loc. cit.
3. J. Defradas, « Le rôle de l’allitération dans la poésie grecque », REA, 1958, 60-1-2, p. 36-49 ; voir ce lien.
4. Voir ici même un exemple homérique.



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