Micrologies

Casanova : Histoire ou Mémoires ?


Casanova a varié sur le titre à donner à son œuvre, comme en témoignent les Préfaces successives : Histoire de mon existence en 1791, puis Mémoires de ma vie écrits par moi-même à Dux en Bohème (1794), Histoire de ma vie, enfin, en 1797. Ces hésitations correspondent fort bien à la nature du projet qu’il élabore : les Mémoires, au XVIIIe siècle, ne s'identifient pas encore à l’autobiographie : ce sont un témoignage sur une époque, vu par le regard de quelqu’un qui l’a traversée. En ce sens, le genre est de tradition aristocratique.

Dans une seconde acception, le terme de Mémoires renvoie aussi aux documents, aux matériaux bruts qui servent à préparer l’écriture d’une « Histoire », conçue, elle, comme une œuvre littéraire. C’est ainsi que l’Académie des inscriptions publie en tant que « Mémoires »  » des dissertations érudites. Le terme, au masculin, s’emploie aussi pour des pièces juridiques ou comptables. En fait, la contamination « mémorielle » des Mémoires n'est pas si ancienne. Le Petit Robert peut donner l’expression « Mémoires autobiographiques », sans qu’il y ait de pléonasme.

En revanche, une Histoire, à l’époque classique, est le fruit d’un travail d’écriture, d’une élaboration textuelle, et ce dans deux sens différents : celui de la composition narrative, qu’elle soit historique ou fictionnelle ; celui aussi du travail rhétorique, à travers un certain nombre d’ornements obligés du discours : harangues, portraits, maximes, etc. C’est tout ce que l’on trouve chez Casanova, qui n'hésite pas, dans le début de son récit en tout cas, à mettre en italique certaines maximes, comme pour préparer le travail des amateurs de lieux communs et de vérités morales. Au hasard : « La fourberie est vice ; mais la ruse honnête n’est autre chose que la prudence de l’esprit » (1) Ou encore : « La rhétorique n’emploie les secrets de la nature que comme les peintres qui veulent l’imiter. Tout ce qu’ils donnent de plus beau est faux. » (2) De même, il ajoute d’assez nombreuses citations, notamment d’Horace, son poète latin préféré. Cette amplification rhétorique du récit se voit aussi dans les débats intérieurs du narrateur, qui ont souvent une coloration éthique, dans la meilleure tradition du roman classique.

Mais une "histoire", c'est aussi un récit de fiction, avec tous ses codes ; et de fait, l’usage des formes de la fiction romanesque est encore plus évident chez Casanova. Du fil biographique se détachent toute une série de « nouvelles » picaresques, sentimentales, érotiques, etc. qui balaient tout le champ des genres romanesques. Les techniques de narration relèvent aussi du roman. Par exemple, Casanova rapporte l’histoire de ses compagnons de détention sous les Plombs de Venise en forme de récits à la première personne qui commencent selon la meilleure tradition de la nouvelle enchâssée : « Je m’appelle Sgualdo Nobili. Je suis fils d’un paysan, qui me fit apprendre à écrire, et qui à sa mort me laissa sa petite maison, et le peu de terrain qui en dépendait » (3).

Histoire ou Mémoires ? Casanova, à partir des formes existantes, qui ne conviennent pas telles quelles à son projet, invente dans la plus grande liberté un nouveau genre, qui n'a pas encore de nom : l'autobiographie.

1. Bibliothèque de la Pléiade, t. 1, p. 175.
2. Ibid. p. 55.
3. Ibid. p. 925.



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