Micrologies

Les voies de communication dans le pays de Caux


Le territoire rural du pays de Caux, en Seine-Maritime, offre un paysage bien particulier. Ce vaste plateau calcaire et argileux, délimité par la Seine au sud et la Manche au nord forme un triangle dont les trois sommets sont les villes du Havre, de Rouen et de Dieppe. Dans ses riches étendues ouvertes (herbages, céréales, lin près de la côte), on aperçoit de place en place, à une distance d’un ou deux kilomètres les uns des autres, des îlots de verdure qui semblent de loin être autant de bois. Ce sont en fait des villages, moins que des bourgs, mais plus que des hameaux. Ceints de talus plantés d’arbres (les fameux « fossés »), ils abritent un lacis de chemins et toute sorte de bâtiments : des fermes (les « clos-masures »), une chapelle ou une église, souvent un château (« de brique à coins de pierre », dirait Nerval), une mairie pour les plus gros d’entre eux.

De chaque village partent en étoile des routes étroites qui, à travers le plateau, le relient aux localités voisines. Ce réseau complexe de voies entrecroisées forme comme un labyrinthe, peu lisible sur la carte, encore moins sur le terrain, pour peu que manquent les indications de direction. Une bifurcation manquée, et nous voilà à Doudeville plutôt qu’à Boudeville. Cette géographie particulière induit cette fermeture sur soi du milieu rural cauchois, dont Maupassant a tiré le parti que l'on sait.

Tous les quinze ou vingt kilomètres, se trouvent de gros bourgs (Cany, Yerville, Fauville, etc.), reliés par des grand-routes rectilignes qui traversent le plateau en évitant généralement les villages. Ainsi, entre Doudeville et Saint-Valery (une vingtaine de kilomètres), on ne traverse que la localité de Sainte-Colombe. Le voyageur pressé qui se rend sur la côte pourrait avoir l’illusion de traverser la Beauce. C’est ne pas voir qu’on passe tout à côté de Fultot, Anglesqueville-la-Bras-Long, Ermenouville, Le Moret, Pleine-Sève, et ce, du seul côté est de la route. À l’ouest, ce sont Vautuit, Hautot-l’Auvray, Heunières, Drosay, Cailleville.

De ce réseau, ce site voudrait imiter la complexité : pas de plan d’ensemble, mais de multiples passerelles d’une page à l’autre : ou bien des « carrefours » qui ouvrent de nombreuses directions, ou bien des « villages » où sont réunies plusieurs pages autour d’un même auteur ou d’un même sujet. Des "grand-routes" aussi, qui mettent en relation des lieux plus éloignés. Ainsi cette page donne-t-elle accès au village « Maupassant ». De là, on pourra repartir vers d’autres horizons.

Que l’analogie géographique qui vient d’être proposée ne soit pas (seulement) jeu de l’esprit, c’est ce dont on peut se convaincre en lisant par exemple l’article d’Éric Guichard, « Géographie de l’Internet  » (1) : s’interrogeant sur la « dissolution de la géographie » entraînée par l’architecture « géométrique » des adresses IP, ainsi que sur les nouvelles spatialités induites par le graphe du Web, l’auteur étudie les effets multiples de la dissociation entre contiguïté (géographique) et connexion (électronique). Ce qui est vrai pour l'espace virtuel tracé par les connexions entre machines vaut aussi sans doute pour les graphes de la connaissance induits par les nouveaux modes d'accès au savoir.

Tel est notre propos : à l’échelle très réduite de quelques pages Web, on cherche ici à reconfigurer des parcours et un territoire, en désignant à la fois à des proximités et des écarts, dans le temps et dans les champs de connaissance : comme une cartographie personnelle et ludique d’un domaine de savoir ; pour cela l’outil informatique fournit le moyen de tracer des chemins inattendus et un réseau sans plan d’ensemble ; c’est de toute façon la situation de l’internaute ou du lecteur d'aujourd'hui face à la masse de l’information et à sa distribution quasi-aléatoire. Peut-être alors le « modèle cauchois », avec son espace atypique et ses surprises, ses contiguïtés labyrinthiques, n’est-il pas totalement dépourvu de pertinence.

On a trouvé (a posteriori) un autre modèle dans les Deipnosophistes d’Athénée (IIIe siècle ap. J.-C.), ou plus exactement dans l’analyse que propose de cet ouvrage l’historien Christian Jacob (2). Selon lui, en effet, ce livre se présente comme un itinéraire érudit dans la bibliothèque, conçue comme un espace topographique permettant une pluralité de parcours, au point qu’on pourrait parler du « Web d’Athénée ». Il ne nous est pas indifférent que notre échafaudage hypertextuel ait pu avoir un tel équivalent dans le monde antique.

1. Éric Guichard, « Géographie de l’Internet », in C. Jacob (éd.), Lieux de savoir Espaces et communautés, Paris 2007, pp. 989-1009.
2. Christian Jacob, Faut-il prendre les Deipnosophistes au sérieux ?, Paris, 2020.

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