Micrologies

Rousseau et Casanova


S’il fallait trouver, dans son temps, un équivalent à l’Histoire de ma vie de Casanova, ce serait sans aucun doute Les Confessions de Rousseau (dont le Vénitien a pu éventuellement lire les six premiers livres). Il y a quelque paradoxe à comparer ces deux contemporains (Rousseau est né en 1712 et Casanova en 1725), mais les points communs sont indéniables : même jeunesse aventureuse et errante, mêmes fréquentations douteuses : l’archimandrite du Genevois vaut bien le capucin crapuleux avec qui le jeune Casanova se rend à Rome. Même façon, surtout, de reconstruire le passé dans l’écriture ; l’un et l’autre utilisent les codes du roman, Rousseau un peu moins ceux de l’écriture historique. Tous deux, en même temps, créent ce qu’il faut bien appeler d’un terme trop vaste le genre autobiographique, et tous deux (Casanova encore plus) donnent aussi des coups de canif dans le fameux pacte autobiographique de Philippe Lejeune.

Le genre ancien des Mémoires est aristocratique : c’est ce que rappelle Marc Fumaroli en maint endroit (1) ; il prend son sens à l’intérieur d’un lignage : c’est la récapitulation d’une vie, mais aussi un testament moral qui contient des conseils à l’usage des descendants. On voit ici d’autant mieux le caractère novateur de Rousseau et de Casanova : ces deux auteurs plébéiens créent l’autobiographie en arrachant le genre des Mémoires à l’aristocratie. Chez l’un comme chez l’autre, ce projet littéraire inédit n’a pour première ressource que les formes littéraires préexistantes, à partir desquelles l’un et l’autre s’inventent une écriture.

On sait par exemple comment le récit de la rencontre entre Rousseau et Mme de Warens, au livre II des Confessions, est tout entier gouverné par des schémas romanesques. Or, voici comment Casanova raconte sa propre rencontre avec Henriette, une de ses grandes passions. C’est pendant un voyage de Rome à Parme, où la jeune femme accompagne un officier hongrois. Il lui demande d’abandonner ce dernier et de poursuivre le voyage avec lui. C’est l’occasion d’un grand discours tenu par le jeune homme, qui développe toutes les ressources de la rhétorique amoureuse, telle qu’on pouvait la trouver dans le roman précieux, et auparavant dans le roman grec. Le sel de cet épisode tient au décalage entre ce ton oratoire et l’argument du discours, plutôt scabreux : laissez-là votre amant et partons ensemble ; pour gage de votre engagement, couchez avec moi. Ce qui est exprimé de la façon suivante : « Je veux être votre amant unique, sous condition cependant, si vous le voulez, que vous ne me rendrez digne de vos faveurs que quand j’aurai su les mériter par mes soins, et par mes attentions, et par tout ce que je ferai pour vous avec une soumission à laquelle vous n’aurez jamais vu l’égale » (2). Tout le vocabulaire de ce discours procède directement de la Carte de Tendre. Il n’est même pas certain qu’on puisse y voir une intention ironique.

La ressemblance s’arrête là : Casanova est tout entier pris dans un élan vers le monde, Rousseau dans l’introversion et la défiance.

1. Voir par exemple La République des Lettres, Paris, 2015, p. 237 sq.
2. Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 523.



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