Micrologies

Bâtardise


La Vie et la Mort du roi Jean, pièce historique de Shakespeare, met en scène la difficile succession de Richard Cœur de Lion, après sa mort brutale. Deux héritiers s’affrontent : le roi Jean sans Terre, qui a usurpé le trône, et le jeune Arthur son neveu, qui est le successeur légitime. Mais avant que ce conflit ne soit abordé dans la pièce, le premier acte met en scène un long procès, jugé par le roi Jean, qui met aux prises les héritiers de la noble famille Faulconbridge. Lequel doit recevoir l’héritage, du bâtard conçu par sa mère avec Richard Cœur de Lion pendant l’absence de son époux parti aux Croisades, ou du fils légitime né plus tard, après son retour ? Selon le droit, c’est le bâtard qui doit succéder à son père : tout enfant né pendant le mariage est réputé être issu de l’époux. De plus, le Bâtard, qui est l’aîné, apparaît comme un héritier beaucoup plus digne que son médiocre demi-frère. Mais le procès se conclut par un arrangement : le Bâtard se désiste de ses droits en échange d’une reconnaissance officielle de sa naissance royale.

Ce hors-d’œuvre peut sembler superflu, mais on comprend ensuite qu’il est comme un reflet du sujet principal de la pièce : le conflit entre Jean, l’habile usurpateur, et son jeune et faible neveu Arthur. C’est que, dans la succession monarchique aussi, les lignes et les valeurs sont brouillées : Arthur, le personnage vers qui se porte la pitié du spectateur, est soutenu par l’ennemi français, tandis que le cynique Jean n’a pas de plus ferme partisan que le noble et bouillant Bâtard. Entre les deux prétendants, pas d’arrangement possible non plus : après un affrontement stérile, le roi de France abandonne Arthur, qui est capturé et meurt rapidement ; le Dauphin Louis envahit alors l’Angleterre et met fin à la tyrannie du roi Jean, lequel meurt empoisonné. Qui alors pour incarner la flamme nationale anglaise, sinon le Bâtard Faulconbridge, qui chasse les Français du royaume et remet le trône au jeune Henry, le fils de Jean ? C’est à lui aussi qu’est confiée la conclusion de la pièce, avec une vibrante tirade patriotique :

This England never did nor never shall
Lie at the proud foot of a conqueror
But when it first did help to wound itself.
Now these her princes are come home again,
Come the three corners of the world in arms
And we shall shock them. Naught shall make us rue,
If England to itself do rest but true.
(V, 7)

 Jamais cette Angleterre ne s’est abaissée, jamais elle ne s’abaissera
  Au pied orgueilleux d’un conquérant,
  Si elle ne contribue d’abord à se blesser elle-même.
  Dès lors que ses princes sont rentrés au bercail,
  Viennent sur nous en armes les trois coins du monde,
  Et nous en découdrons. Jamais nous ne souffrirons de péril extrême
  Si seulement l’Angleterre reste fidèle à elle-même. (Trad. J.-M. Déprats)

Dans la confusion des valeurs, c’est le Bâtard qui aura incarné la continuité de la nation anglaise : lui qui a su s’effacer et renoncer à son droit légitime est le seul à pouvoir perpétuer et transmettre l’esprit vivant de l’Angleterre. Il rappelle d’autres héros nationaux du théâtre de Shakespeare, le personnage d’Henry V ou celui de Talbot dans Henry VI.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par Ionos.