Micrologies

Savetiers antiques


C’est chez Horace (1) que l’on trouve la toute première version de la fable du savetier et du financier, connue par la version fameuse qu’en a donnée La Fontaine (2). À vrai dire, on ne trouve ni savetier ni financier chez Horace, mais l’opposition du riche et du pauvre : le premier envie l’existence insouciante de l’autre et se venge en lui faisant partager les soucis que lui cause l’argent. Le puissant, c’est ici l’orateur Philippe, qui jalouse le crieur public Volteius Mena : revenant épuisé du forum, il aperçoit celui-ci assis tranquillement à l’ombre. Il l’appâte en en faisant son parasite, puis l’invite à la campagne et lui achète un petit bien. Volteius se prend au jeu et, devenu propriétaire, se tue à la tâche jusqu’à souhaiter de renoncer à cette nouvelle vie. La plaisanterie du riche relève ici de la jalousie la plus mesquine. Dans le contexte de l’Épître, le sel de l’anecdote vient de ce qu’elle joue à front renversé. Horace a bien reçu un petit domaine de son protecteur Mécène, mais lui, à la différence de Volteius, ne voudrait pour rien au monde y renoncer : il n’hésiterait pas à sacrifier l’amitié de Mécène si les exigences de celui-ci l’incitaient à abandonner la vie simple qui lui plaît.

Quant au personnage du savetier, il semble relever d’une tradition indépendante, mais qui remonte elle aussi à l’Antiquité. On en trouve peut-être une trace dans un mime d’Hérondas (3) (IIIe siècle av. J.-C.) dont le personnage principal est un cordonnier, fabricant de chaussures, (skuteus) ou bien savetier (pisuggos), c’est-à-dire réparateur de semelles : les deux mots semblent avoir été utilisés concurremment dans ce texte très mutilé ; cet artisan fournit aussi, sans doute, certains accessoires en cuir, à l’usage exclusif des dames... Le personnage, affairé auprès de ses clientes, gourmandant son apprenti, vantant sa marchandise, se signale par son bagout : un trait que l’on retrouvera dans le type littéraire du savetier. On aimerait que l’invalide au franc-parler défendu par Lysias, et qui tenait une échoppe à l’agora d’Athènes, ait été un savetier...

Autre cordonnier (skutotomos) dans un texte de Lucien de Samosate (IIe s. ap. J.-C.), Le Rêve ou le Coq. Micyllos, pauvre artisan, a rêvé d’or et de fortune. Il faudra que son coq, qui sait parler (il est une réincarnation de Pythagore), use de toute sa persuasion pour lui prouver que son existence modeste est bien plus heureuse que celle de ses riches voisins. L’apologue de Lucien est moins affiné que celui d’Horace, mais il intègre, pour la première fois le personnage du cordonnier-savetier à l’opposition du pauvre et du riche.

Ce sont là les ancêtres les plus lointains du personnage de La Fontaine, qui doit aussi beaucoup à une tradition littéraire plus récente, qui installe le savetier comme une figure centrale de la rue parisienne à l’époque moderne.

1. Horace, Épîtres I, 7, v. 46-95.
2. La Fontaine, Fables, VIII, 2.
3. Hérondas, Mimes, VII.



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