Micrologies

Savetiers de l’Ancien Régime


Le savetier est un personnage essentiel de la littérature sur le Paris de l’Ancien Régime. À la différence du cordonnier, qui fabrique les chaussures, lui ne fait que les réparer. Installé dans une échoppe de fortune au coin d’une rue, il rapetasse les semelles des passants ; c’est une figure du quartier ; il en observe les habitants et il est connu de tous. Témoin Molière : « Je veux, pour espion qui soit d’exacte vue, / prendre le savetier au coin de notre rue » (1). C’est une figure pittoresque, tel le savetier Blondeau mis en scène par Bonaventure des Périers, qui chante toute la journée, jusqu’au jour où il trouve dans le trou d’un mur un pot rempli de vieilles pièces : le souci que lui donne cette fortune inattendue lui ôte la gaîté et le sommeil : il préfère jeter le pot et son contenu à la Seine. On reconnaît là une variation sur le vieux motif de l’argent qui ne fait pas le bonheur  issu de l’Antiquité et mis en place, notamment, par Horace.

On en suit aussi la trace, par exemple, dans une anonyme Fable des deux savetiers publiée en 1550. On y voit s’opposer deux personnages appelés « Le Pauvre » et « Le Riche » finalement mis d’accord par l’intervention d’un juge. C’est bien sûr La Fontaine qui coud ensemble ces éléments de cette tradition : gaîté et insouciance du savetier, jalousie du riche, qui chez lui devient un financier, figure typique de la bourgeoisie montante sous le règne de Louis XIV. C’est aussi le fabuliste qui imagine aussi que les chansons du savetier perturbent le repos du financier.

Au XVIIe siècle, une Historiette de Tallemant des Réaux met en scène elle aussi ces deux conditions extrêmes de la société. Un savetier parisien est incapable d’indiquer à un passant le logis du Garde des sceaux, M. de Bellièvre, lequel réside pourtant juste en face de son échoppe. « Je ne connois point », dit le savetier, « les gens avec qui ne n’ai point bû », confirmant ainsi la solide réputation d’ivrognerie attachée à sa profession. Apprenant l’histoire, le Garde des sceaux, amusé, convie le savetier, qui arrive avec une bouteille et un chapon auquel il a brisé une cuisse pour le reconnaître. Ne voyant pas cette volaille sur la table, ni son vin, il réclame de partager son écot. M. de Bellièvre s’exécute « et ils firent la plus grande amitié du monde ». Opposition des milieux sociaux, franc-parler du plus humble, égalisation symbolique des conditions, telles sont les composantes de ce type de récit.

Au XVIIIe siècle la figure du savetier connaît une popularité persistante à travers le théâtre populaire dont il est une des figures préférées, mais aussi grâce à l’image plus ou moins moralisante qu’en donnent Louis-Sébastien Mercier ou Restif de La Bretonne. Mais après la Révolution, le personnage est peu à peu abandonné : à mesure que le métier disparaît au profit de celui des cordonniers, une autre figure prend sa place dans l’imaginaire parisien, celle du chiffonnier.

Savetier van Ostade
A. van Ostade, Le Savetier, via Wikimedia Commons.

1. Molière, L’École des femmes, IV, 5.
2. B. des Périers, Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, nouvelle 19.
3. Tallemant des Réaux, Historiettes, Pléiade, t. 1, p. 200-201.
4. A. Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, 2017.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par Ionos.