Micrologies

Ovide et les ruines


Dans sa monumentale Histoire universelle des ruines, Alain Schnapp accorde une grande importance au livre XV des Métamorphoses d’Ovide (1) ; en effet, dans cette partie finale de son œuvre le poète donne longuement la parole au sage Pythagore, qui constate avec solennité l’instabilité générale du monde :

Tempus edax rerum, tuque, inuidiosa uetustas,
Omnia destruitis uitiataque dentibus aeui
Paulatim lenta consumitis omnia morte !
(XV, 234-236)

Ô temps vorace, vieillesse jalouse, vous détruisez tout ; il n’est rien qui, une fois attaqué par les dents de l’âge, ne soit ensuite consumé peu à peu par la mort lente que vous lui faites subir. (Trad. G. Lafaye.)

A. Schnapp choisit de donner son sens le plus fort à la fameuse exclamation Tempus edax rerum : selon lui en effet, l’innovation d’Ovide est de montrer que les destructions du temps ne concernent pas seulement les choses humaines, mais la totalité du monde : « L’action du temps ne s’identifie pas avec la seule chute des villes et des royaumes comme il en va chez Homère, elle lime, elle érode lentement de l’intérieur les êtres, les cités et les monuments. » Il cite à l’appui un long passage du discours de Pythagore :

Nil equidem durare diu sub imagine eadem
Crediderim: sic ad ferrum uenistis ab auro,
Saecula, sic totiens uersa est fortuna locorum.
Vidi ego, quod fuerat quondam solidissima tellus,
Esse fretum, uidi factas ex aequore terras ;
Et procul a pelago conchae iacuere marinae,
Et uetus inuenta est in montibus ancora summis ;
Quodque fuit campus, uallem decursus aquarum
Fecit, et eluuie mons est deductus in aequor,
Eque paludosa siccis humus aret harenis,
Quaeque sitim tulerant, stagnata paludibus ument.
Hic fontes natura nouos emisit, at illic
Clausit, et aut imis commota tremoribus orbis
Flumina prosiliunt, aut exsiccata residunt.

Pour moi, je crois que rien ne peut subsister sous la même forme ; c’est ainsi, ô siècles, que vous avez passé de l’or au fer ; c’est ainsi que les destins des différents pays ont tant de fois évolué. Moi-même j’ai vu une mer qui avait remplacé une terre jadis très solide ; j’ai vu des terres qui avaient remplacé la mer ; on a trouvé sur le sol, bien loin des flots, des coquilles marines et de vieilles ancres au sommet des montagnes ; de ce qui était un champ une inondation a fait parfois une vallée et un torrent débordé a forcé une montagne à descendre dans la plaine ; tel terrain où il y avait un marais est aujourd’hui desséché, couvert de sables arideset sur d’autres qui avaient souffert de la soif s’étendent les eaux stagnantes d’un marécage. Ici la nature a ouvert de nouvelles sources, là elle en a fermé ; et combien de fleuves, par l’effet d’anciens tremblements de terre, jaillissent du sol, tandis que d’autres s’y enfoncent en laissant leur lit à sec !

Ce sont là « les preuves de la longue histoire de la nature et de l’instabilité fondamentale de l’univers dans lequel vivent les hommes. Sous l’apparente stabilité du monde, le philosophe et le poète découvrent l’impermanence des choses et des êtres. » A. Schnapp décèle dans ces réflexions une dimension stoïcienne, qu’il retrouve par exemple chez Sénèque, dans sa déploration sur la ville de Lyon, détruite par un tremblement de terre : ce penseur établit lui aussi une « relation intime entre les monuments de la nature et ceux de l’homme » :

Quotiens Asiae, quotiens Achaiae urbes uno tremore ceciderunt ? Quot oppida in Syria, quot in Macedonia deuorata sunt ? Cyprum quotiens uastauit haec clades ? Quotiens in se Paphus corruit ? Frequenter nobis nuntiati sunt totarum urbium interitus, et nos inter quos ista frequenter nuntiantur, quota pars omnium sumus (2) ?

Que de fois on a vu en Asie, en Achaïe un tremblement de terre jeter bas des cités ! Combien de villes de la Syrie, de la Macédoine ont été englouties ! Que de fois Chypre a été dévastée par le même fléau ! Que de fois Paphos a croulé sur elle-même ! Bien souvent nous avons reçu la nouvelle de villes entières disparues, et nous, chez qui toutes ces communications viennent aboutir, qu’est-ce que nous représentons dans l’univers ? (Trad. H. Noblot.)

Mais à la différence de Sénèque, la méditation d’Ovide est plus « une réflexion sur l’éternité, la réversibilité et la mutation du monde qu’une poétique du temps qui passe et la disparition des royaumes et des cités ». Derrière la réflexion prêtée à Pythagore se profile ainsi Ovide lui-même, qui fait prophétiser à l’ancien sage la grandeur à venir de Rome, laquelle inaugure un nouveau cycle après celui fermé par la chute de Troie.

1. A. Schnapp, Une histoire universelle des ruines, Paris, 2020, p. 130 sq.
2. Sénèque, Lettres à Lucilius, XIV, 91, 10.



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