Micrologies

Sédition


Tite-Live, au livre IV de son Histoire romaine, raconte les luttes intestines (intestina arma) qui secouèrent la ville d’Ardée, voisine et alliée de Rome en 438 av. J.-C.

Quorum causa atque initium traditur ex certamine factionum ortum, quae fuere eruntque pluribus populis magis exitio quam bella externa, quam fames morbiue quaeque alia in deum iras uelut ultima publicorum malorum uertunt (IV, 9, 2-3).

Des rivalités partisanes, à ce qu’on dit, étaient à l’origine du conflit et l’avaient provoqué. Ce fut dans le passé et ce sera toujours la cause de plus de malheurs pour les peuples que les guerres étrangères, la famine, les épidémies et tous les autres fléaux publics que l’on attribue à la colère des dieux (trad. A. Flobert).

Cette intervention de l’historien dans son récit réactive un lieu commun de l’historiographie antique, celui des malheurs de la guerre civile, abondamment analysé dans le contexte de la cité grecque (la stasis) par un historien comme Thucydide. Il est impossible néanmoins que Tite-Live n’ait pas songé aux très récentes guerres civiles romaines, même s’il est à remarquer que cette sédition n’a pas lieu à Rome même, mais dans une ville voisine. L’origine de cette guerre civile, telle que la rapporte Tite-Live, tient à un différend privé :

Virginem plebeii generis maxime forma notam duo petiere iuuenes, alter uirgini genere par, tutoribus fretus, qui et ipsi eiusdem corporis erant, nobilis alter, nulla re praeterquam forma captus.

Deux jeunes gens courtisaient une jeune plébéienne, célèbre par sa beauté ; l’un, plébéien comme elle, avait l’appui des tuteurs de la jeune fille, également plébéiens ; l’autre, noble, était seulement sensible à ses charmes.

Ce qui pourrait ressembler à un début de conte est cependant traversé par la mention insistante des classes sociales, les mêmes que dans la Rome de ce temps : les plébéiens et les aristocrates. La lutte des classes (certamen partium) pénètre ainsi jusque dans la maison. La mère en effet pousse au beau mariage avec le noble ; les tuteurs de la jeune fille, « fidèles à  l’esprit de classe » (memores partium) favorisent l’autre prétendant. Les magistrats de la ville penchent du côté de la mère et l’autorisent à décider du choix de l’époux ; les tuteurs tentent alors d’enlever la jeune fille ; les nobles s’y opposent. « La lutte fut affreuse » (Fit proelium atrox). La plèbe en armes sort de la ville, qu’elle se prépare à assiéger.

Nec ulla species cladesque belli abest, uelut contacta ciuitate rabie duorum iuuenum funestas nuptias ex occasu patriae petentium.

Tous les aspects, tous les maux de la guerre étaient rassemblés, comme si la ville avait été entièrement contaminée par la rage qui poussait deux jeunes gens à se disputer un mariage funeste qui causerait la perte de leur patrie.

L’épure est parfaitement dessinée, qui mène d’un conflit familial à la guerre civile, associée ici à la « rage » des factions. Mais l’escalade ne s’arrête pas là : les nobles appellent à leur secours les Romains, et les plébéiens les ennemis de ceux-ci, les Volsques. Après un bref épisode guerrier, l’épisode se conclut par une victoire romaine ; Les Volsques sont humiliés, les chefs de la sédition plébéienne exécutés.

Ce récit, qui, dans une cité divisée, mène de l’incident mineur à la guerre civile et à la guerre étrangère, est conforme au modèle de la stasis grecque, telle qu’on la trouve racontée au premier chef chez Thucydide, dans le célèbre épisode de la sédition de Corcyre, au livre III de la Guerre du Péloponnèse (69-85). Mais Tite-Live prend soin de distinguer la plèbe romaine de celle d’Ardée : Pulsa plebs, nihil Romanae plebi similis, armata ex urbe profecta... : « Battue, la plèbe [d’Ardée], fort différente en cela de la plèbe romaine, sortit en armes de la ville, etc. » C’est en effet un thème fréquent chez Tite-Live que cette modération relative des Romains dans les discordes civiles : ainsi lors des sécessions de la plèbe sur le mont Sacré, en 494, (II, 32) ou sur l’Aventin en 449 (III, 52,3) : modestiam patrum suorum nihil uiolando imitati (« faisant preuve de la même modération que leurs pères, il ne commirent aucune violence »).

Ce dialogue maintenu malgré tout pendant la crise semble donc à l’historien une spécificité romaine : à Rome, on ne fait pas appel à des puissances extérieures pour régler les conflits ; les magistratures sont annualisées, ce qui limite les conflits de personne dans la durée ; il existe des magistrats spécifiques pour la plèbe : ce sont ainsi les institutions romaines qui permettent une meilleure gestion des conflits. On trouve aussi dans ce passage l’illustration de la thèse de Gilbert Dagron sur la stasis romaine : on n’est pas à Rome dans le cas de la division qui s’installerait dans une cité supposée homogène, mais dans celui de l’intégration (lente et difficile) de groupes sociaux disparates.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.