Micrologies

La stasis en Grèce et à Rome


Dans son ouvrage L’Hippodrome de Constantinople (1), le byzantiniste Gilbert Dagron consacre un chapitre remarquable à la notion politique de stasis (sédition, division) en Grèce et à Rome : l’Hippodrome, foyer des grandes séditions byzantines, n’est-il pas l’héritier de la stasis antique ? C’est là en effet que s’affrontent les factions du Cirque, Bleus et Verts, comme pendant la révolte « Nika » qui faillit renverser l’empereur Justinien en 532. Dagron analyse donc la réflexion politique de l’Antiquité grecque et romaine pour montrer comment elle a pu informer les représentations idéologiques à Constantinople. Il distingue nettement la stasis grecque, qui concerne la cité, de la stasis romaine, dont le lieu est la ville.

Pour la Grèce, Dagron reprend pour l’essentiel les analyses de Nicole Loraux (2) (laquelle se fonde sur Thucydide). L’héritage grec, dit-il, est avant tout "théorique" : « La stasis est la divergence qui met en cause le modèle théorique de la cité unie et consensuelle. Tous les efforts des historiens ou moralistes grecs visent à montrer que cette guerre civile, contradictoire dans les termes et honteuse par opposition à la guerre glorieuse contre les ennemis étrangers n’est jamais fondée en droit ni en raison, et qu’elle détruit non seulement la paix publique mais l’ordre naturel du monde ». Les termes de cette analyse, ceux d’une guerre fratricide, contre nature, sont repris par les historiens byzantins comme Procope.

Mais à Rome, montre Dagron, le point de vue est strictement inverse : « La stasis ne divise plus artificiellement une communauté poliade réputée homogène, elle ponctue la difficile intégration à une cité pleine et entière de populations immigrées qui forment peu à peu […] l’unité démographique et politique d’une très grande ville. » La notion de stasis est utilisée dans ce sens par Denys d’Halicarnasse, historien grec de Rome. La querelle entre Romulus et Rémus, l’enlèvement des Sabines, par exemple, sont des moments symboliques de cette construction difficile, « dans la dynamique d’une intégration toujours à refaire ». D'ailleurs l’accroissement de la Ville « n’élimine pas la stasis originelle, il l’intériorise durablement ». À Rome, la stasis n’est pas une division d’une cité unie, elle est une dualité première. Elle perdure par exemple dans le binôme populus plebsque, « le peuple et la plèbe » : la plèbe fait partie du peuple, mais elle ne s’identifie pas à lui. Là aussi, les intellectuels byzantins ont connu et repris le schéma conceptuel des historiens de Rome, même s’il n’y a pas de lien direct entre les staseis de la plèbe romaine et celles de l’Hippodrome.

Cet excursus d’un historien de Byzance (dans un livre par ailleurs passionnant) a le mérite, pour qui s’intéresse à l’Antiquité gréco-romaine, d’exposer de façon lumineuse une divergence essentielle entre la pensée politique des Grecs et celle des Romains.

1. Paris, 2011, voir p. 185-199.
2. La Cité divisée, Paris, 1997.



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