Micrologies

Ingres et la critique romantique


Le livre de Roberto Calasso sur Baudelaire (1) est aussi une très belle étude sur la peinture française au XIXe, et notamment sur Ingres. Baudelaire, qui le déteste, le comprend en fait beaucoup mieux que ses admirateurs, qui voient en lui la perfection de cet idéal classique qu’Ingres lui-même défend d’ailleurs dans ses textes théoriques et dans son enseignement (primauté du dessin). Mais Baudelaire est le seul à percevoir qu’Ingres est aussi un coloriste, malgré lui. C’est de plus un peintre de la femme, de la mode. Sa peinture est pleine de bizarreries, d’irrégularités qui en font le prix. Mais tout ce qui le rapproche de l’esthétique de Baudelaire, celui-ci ne le perçoit pas, aveuglé qu’il est, selon Calasso, par un préjugé romantique en faveur de Delacroix.

Calasso trouve une appréciation plus juste de la peinture d’Ingres chez le critique Théophile Thoré, le découvreur de Vermeer, dont il fait l’égal de Baudelaire dans le domaine spécial de la critique d’art. Thoré, à propos d’Ingres, établit le lien entre le romantisme et l’ « art pour l’art » : « Au fond, M. Ingres est l’artiste le plus romantique du dix-neuvième siècle, si le romantisme est l’amour exclusif de la forme […] » (2). La doctrine de l’art pour l’art, ajoute Calasso, a été imaginée par Théophile Gautier « comme stratagème de défense à utiliser parce que de plus en plus s’amassaient des hordes d’obtus qui exigeaient de l’art qu’il soit utile ». Par réaction, les artistes développent un « fanatisme de la forme, à l’exclusion de toute autre préoccupation » (3). Le génie de Thoré a été d’appliquer à Ingres la doctrine de l’art pour l’art, de définir ainsi sa théorie « secrète », opposée à la doctrine classique qu’on admirait chez lui et qu’il professait lui-même. Ainsi ce peintre « traversa-t-il son époque comme un vaisseau de nouveauté inouïe que les observateurs prenaient pour une vieille galère » (4).

1. La Folie Baudelaire, trad. fr. Paris, 2011.
2. Cité par Calasso, op. cit. p. 120.
3. Ibid. p. 121.
4. Ibid. p. 123.



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