La première partie de La Clarté Notre-Dame, le dernier texte publié de son vivant par Philippe Jaccottet (1), est comme l’écho, la résonance en lui d’un tintement de cloche entendu lors d’une promenade, une dizaine d’années plutôt, et auquel il n’a cessé de penser – sur lequel il n’a cessé d’écrire.
C’est à sa manière prudente, avec des formulations toujours provisoires, toujours présentées comme insuffisantes, qu’il revient sur l’émotion intime qu’il a alors ressentie. Le texte part d’une notation, six mois environ après l’événement : « Ne pas oublier, ce printemps, la petite cloche des vêpres à la Clarté Notre-Dame, d’une incroyable limpidité dans le grand paysage gris et silencieux — vraiment comme une espèce de parole, d’appel ou de rappel, un tintement pur, léger, fragile et pourtant net — dans la distance grise de l’air » (p. 11).
Deux éléments se combinent pour donner à cette évocation son caractère rare et précieux : la limpidité du son de la cloche, qui tranche d’autre part avec le paysage gris et silencieux. Jaccottet, dans un premier temps, développe ces deux aspects en déployant dans l’écriture la mémoire de l’événement : d’un côté, « un grand paysage descendant en pente douce vers un lointain vallon, sous un ciel gris » ; ou encore : « Un très ample espace presque sans couleur et que ne trouble aucun bruit, de sorte qu’on pourrait même le trouver triste, tant il est privé de signes de vie [...] ». Un peu plus loin, dans un paragraphe isolé : « Un vaste espace ouvert et tranquille qu’on ne sait qui aurait chargé de figurer le silence, et mieux que cela : quelque chose comme une profonde absence. » L’amplification descriptive (« grand » / « très ample » / « vaste ») s’accompagne d’une sorte d’intériorisation du paysage, qui passe du « gris » à la tristesse et au sentiment de l’« absence ». Cependant, comme toujours chez Jaccottet, les nouvelles formulations n’annulent pas les précédentes : elle s’y superposent.
De l’autre côté, « la petite cloche des vêpres du couvent de la Clarté Notre-Dame, qu’on ne voyait pas encore au fond de son vallon ». Là aussi, on passe ensuite de la sensation pure à sa résonance : « jamais je n’avais entendu tintement — prolongé, tenace presque, plusieurs fois repris — aussi pur dans sa légèreté, dans sa fragilité extrême, aussi véritablement cristallin. Le propre de ces sensations, ajoute Jaccottet, c’est qu’elles « défi[ent] le langage » (p. 12).
La résonance de la sensation est également intérieure : elle se déploie du côté de la mémoire. Jaccottet se souvient d’un poème ancien de 1946 où il écrivait : « Les fontaines tintent aux versants les plus hauts des montagnes. » Et plus tard, en 1990, commentant ce premier texte : « Maintenant, j’accepte sans plus de détours ou d’hésitations que le tintement d’une eau glacée tombant dans ces bassins qui ressemblent à des barques de bois ancrées dans les plus hauts pâturages sonne à mes oreilles comme à celles d’un moine la cloche qui convie à vêpres ou à matines. » L’écho éveillé par le tintement est cette fois-ci explicitement intérieur, renvoyant à des expériences ou à des faits d’écriture (p. 13).
L’effort d’élucidation passe aussi par la négation, de ce que la sensation n’est pas. Cette cloche de couvent pourrait avoir une évidente signification religieuse, à laquelle le poète n’aurait rien à redire, si ce n’est que « cette résonance religieuse ne me semble pas avoir joué le moindre rôle dans l’étonnement heureux qui fut le mien sur l’instant » (p. 16). De même, aucune comparaison ne lui semble pouvoir rendre compte suffisamment de cette expérience : ni un oiseau traversant le ciel, ni un rai de lumière traversant fugacement les nuages, ni une brusque averse de grésil, ni non plus la rosée du matin (p. 17). Que reste-t-il donc ? « C’était aussi, à la rigueur, pour mon ouïe, un peu comme une espèce de source suspendue en l’air... » Les multiples précautions énonciatives réduisent la portée de l’image de la source, avant même qu’elle soit formulée. L’événement, c’est seulement « une forme particulière de joie — même si le mot me semble trop fort désormais ; pourtant ce n’en était pas loin — […]. » Là encore, la restriction finale annule l’accentuation produite par l’italique.
Dernier effacement : la conclusion de cette première partie du texte révoque avec une ironie sévère tout ce qui vient d’être dit : cette expérience harmonieuse du monde, ce ne serait que « la belle version des choses » qui ignorerait, dit Jaccottet, « ce qui, en moi, cohabite avec la lumière du monde pour, dirait-on, la détruire, la bafouer, la salir, la retourner, non pas en de la nuit, ce serait trop beau, mais en un leurre à vous faire vomir » (p. 18).
De fait, la page suivante évoque, d’entrée de jeu, les tortures dans les prisons syriennes… Il n’en reste pas moins qu’on ne peut faire que ce qui a été dit, même atténué, même presque effacé, n’ait été dit. Le tintement de la cloche, c’est l’essence même de la fragile parole poétique.