Micrologies

Nestor : l'ainos


Au chant XXIII de l’Iliade prennent place les jeux funèbres organisés par Achille en l’honneur de son ami Patrocle, tué par Hector. Pour la course de chars, le cinquième prix, une coupe à deux anses, n’a pas été attribué. Achille vient en faire hommage au vieux Nestor, le plus ancien des chefs grecs.

Je te donne ce prix d’office : tu n’auras à combattre ni au pugilat ni à la lutte, tu n’entreras pas dans le tournoi des javelots, tu ne prendras pas de part à la course. La vieillesse fâcheuse désormais te presse (1) (v. 620-623).

Nestor se lève alors pour un discours de remerciement (v. 626-650). Enchaînant sur la dernière remarque d’Achille, il se plaint de cette vieillesse qui l’a affaibli et rappelle ses victoires passées dans des jeux funèbres analogues : pugilat, lutte, course, lance, il avait alors tout gagné, sauf la course de chars, parce que ses adversaires s’étaient mis à deux pour le battre.

Tout ce que tu dis là, mon fils, est fort bien dit. Non, mes membres, mon cher, n’ont plus même assurance — ni mes pieds ni mes bras : on ne voit plus ceux-ci jaillir rapides, à droite, à gauche, de mes épaules. Ah ! Si j’étais encore jeune ! Si ma vigueur était aussi assurée qu’aux jours où les Épéens célébraient les funérailles de leur monarque Amaryncée, à Bouprasion, et où ses fils proposaient des prix en l’honneur du roi ! Nul alors qui me valût, ni chez les Épéens, ni chez les Pyliens eux-mêmes, ni chez les Étoliens magnanimes. Au pugilat, je triomphai de Clytodème, fils d’Énops ; à la lutte, d’Ancée de Pleuron, qui s’était levé contre moi ; à la course, je dépassai Iphicle — un brave pourtant ; à la lance, je surpassai Phylée et Polydore. À la course des chars seulement, je fus distancé par les deux fils d’Actor. Ce fut le nombre qui leur assura l’avantage. Ils voulaient la victoire ; c’était le plus beau des prix en effet qui restait là. Or ils étaient deux : l’un se donnait tout entier à conduire, l’autre excitait les bêtes avec son fouet. — Voilà ce que j’étais jadis. À de plus jeunes maintenant de s’offrir pour telles épreuves. Je dois, moi, obéir à la triste vieillesse ! Mais va, rends hommage par des jeux à ton ami. Moi, je reçois ce présent volontiers, et mon cœur est en joie de voir que tu te souviens encore de mes bontés et que tu n’oublies pas l’hommage qui m’est dû parmi les Achéens. Puissent les dieux en échange t’accorder leurs douces faveurs.

Cette longue tirade est écoutée avec respect par Achille. Ce discours de Nestor est qualifié par Hpmère d’ainos (« compliment »). Selon Gregory Nagy (2), ce terme « désigne un discours visant à louer et honorer quelqu’un ou quelque chose ou à s’attirer les bonnes grâces d’une personne. Que le fait soit ou non accidentel, chez Homère le mot définit toujours un discours poli, édifiant, en rapport direct ou indirect avec un don ou un prix. » Nagy se réfère entre autres à ce discours de Nestor, « où il rappelle ses actes passés et remercie Achille pour son don généreux. »

Pourquoi, se demande le lecteur moderne, les remerciements à Achille n’occupent-ils en fait que les cinq derniers vers du discours alors qu’ils en sont l’objet principal ? Toute la partie centrale, de loin la plus longue (627-645), rappelle avec regret les exploits passés du vieux roi. On serait tenté de faire une lecture psychologisante de ce passage : on pourrait y voir alors comme un discours de justification : Nestor tient à montrer qu’il mérite le présent qu’il reçoit, à cause de son passé glorieux : c’est une sorte de « César d’honneur » qui lui est ainsi remis. Il n’en reste pas moins que le passage est singulièrement long et abonde en détails « superflus »... On pourrait aussi attribuer sa longueur à une logorrhée de vieillard, radotant sur l’ancien temps. Il faudrait alors voir comme un trait d’humour la réaction d’Achille, qui écoute « jusqu’au bout » (πάντʹ αἶνον) le discours du vieil homme (v. 652). Un peu plus tôt, les conseils que Nestor donnait à son fils Antiloque avant la course de chars s’étalaient aussi un peu longuement (v. 306-348) et sans grand profit, puisqu’ils étaient vite oubliés par cette tête brûlée d’Antiloque.

Il n’en reste pas moins qu’une telle lecture est sans doute inadéquate : notre sensibilité mésestime sans doute le respect accordé aux anciens dans le monde ancien ; de plus et surtout, les développements de la parole épique ont une autonomie propre, qui ne se mesure pas à l’aune d’un équilibre des parties du discours. Le discours de Nestor, peut-on penser, possède un caractère stéréotypé qui le fait échapper à toute détermination psychologisante. Le long rappel de ses exploits passés fait partie de ces « ouvertures » qui trouent le récit épique en l’élargissant à l’ensemble du monde humain et divin.

1. Trad. P. Mazon.
2. G. Nagy, Le meilleur des Achéens, trad. fr. Paris, 1994, [1979], p. 279.



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