Micrologies

Course de chars


Le chant XXIII de l’Iliade est consacré aux funérailles de Patrocle, tué par Hector, avec les jeux funèbres que donne Achille en son honneur. Une part notable de ce récit est consacrée à « l’épreuve-reine », comme on dit aujourd’hui, celle de la course de chars. D’un point de vue « sportif », la compétition est encore embryonnaire : pas d’hippodrome, mais un terrain irrégulier, dont les accidents jouent d’ailleurs un rôle dans la course. Autant que sur l’habileté des concurrents, tout se joue sur la qualité des chevaux, qui reflète directement le rang social des compétiteurs (certaines bêtes ont même une origine divine).

Quant à la conduite du récit, elle diffère fortement des codes modernes : si on abordait l’épisode avec les critères narratifs d’aujourd’hui, on anticiperait une victoire d’Antiloque, fils de Nestor : c’est de son point de vue que l’on suit la course et son père lui a donné au préalable une longue série de conseils techniques destinés à compenser l’infériorité de son attelage. Cette identification possible du lecteur au personnage semble promettre la victoire à celui-ci, d’autant que nous avons aussi en tête le code du cinéma américain qui veut que le faible méritant l’emporte sur le puissant (Ben Hur sur Messala).

Mais les choses sont plus complexes : selon le code homérique, Antiloque a des handicaps : faiblesse du rang hiérarchique (son père est un roi très respecté, mais moins puissant que d’autres) ; faiblesse de l’âge (il est jeune) ; faiblesse de l’impulsivité liée à la jeunesse (il double Ménélas grâce à une ruse tactique peu glorieuse). C’est donc Diomède, le plus en vue des concurrents, qui logiquement l’emporte, devant Antiloque. Mais le classement final n’est pas déterminé seulement par l’ordre d’arrivée : après la course, des négociations et des arbitrages le rendent conforme à la hiérarchie sociale. Ainsi, Ménélas, arrivé troisième, réclame contre Antiloque qui l’a devancé. Non seulement le dépassement effectué par Antiloque était peu fair-play, mais il heurte aussi les préséances. Antiloque va donc spontanément céder sa place et son prix au puissant Ménélas. Celui-ci d’ailleurs lui rend aussitôt sa récompense : mais c’est alors un geste de courtoisie, le libre don de ce qu’il a d’abord revendiqué et obtenu comme un dû. Car les récompenses reçues par les gagnants ne sont pas symboliques (comme plus tard aux grands concours panhelléniques) : ce sont de riches présents (chevaux, captives, objets ouvragés) qui sont autant de marques d’honneur. Il y va de la dignité de chacun : on doit recevoir des prix conformes au statut qu’on a dans l’armée grecque.



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