Micrologies

Roubaud et les avant-gardes


Dans un livre d’entretiens avec Jean-François Puff (1), Jacques Roubaud fait remarquer que le titre du recueil d’Éluard, L’amour la poésie, peut se lire de deux façons : l’amour et la poésie, mais aussi l’amour de la poésie, comme un cas-régime de la langue médiévale (on dit ainsi La mort le roi Artu). Le poète y voit comme un écho (peut-être involontaire) de l’art des troubadours. Il accepte la suggestion de son interlocuteur, celle d’une résurgence de la poétique du trobar dans la poésie surréaliste, qui donc ne relèverait pas exclusivement d’une poétique avant-gardiste de la table rase.

C’est l’occasion pour lui d’introduire une réflexion sur la notion d’avant-garde. Car pour lui (et pour l’Oulipo), « le futur, l’avenir de la poésie à un certain moment est aussi bien de se tourner vers le passé que de regarder vers l’avenir. Parce que du nouveau se trouve dans l’ancien, qui n’a pas été perçu. […] Donc il faut regarder le passé comme un futur, aussi (2). » À l’inverse, la rupture opérée par les avant-gardes, selon Roubaud, est d’autant moins efficace qu’elle se veut radicale : elle laisse en effet subsister l’ancien comme impensé (sans le savoir), ou alors comme en négatif : ainsi le rejet par les surréalistes du vers régulier, de l’alexandrin, en maintient la présence en creux. « Faire table rase, c’est voir réapparaître, de façon irréfléchie, les choses qu’on a voulu abandonner. » (3) Ce qui, ajoute-t-il par parenthèse a des conséquences catastrophiques dans le domaine politique. Sur les avant-gardes, l’éditeur de ces entretiens cite un autre texte de Roubaud :

Le geste avant-gardiste traite la tradition avec dérision, avec violence. Cette dérision, cette violence sont nécessaires pour que la destruction soit efficace ; mais ce faisant, la tradition se trouve caricaturée. Elle n’est pas prise au sérieux. […] Car si le geste avant-gardiste s’arrête un instant à considérer la tradition avec sérieux, il n’a plus qu’à laisser son arme au vestiaire. Il perd de ses forces de destruction. De cette contradiction, le geste avant-gardiste ne sort pas. […] Parce que la tradition, en fait, ainsi n’est pas détruite. Il n’y a pas de fusillade possible pour une tradition poétique. […] Les formes prétendument détruites survivent, en particulier dans la mémoire de poésie de l’avant-gardiste lui-même (4).

La pratique poétique de Roubaud, telle qu’il la définit, c’est donc d’aller chercher dans le passé les éléments d’une forme nouvelle en abordant «  la poésie du passé comme étant quelque chose qui part du présent et qui peut faire partie du futur de la poésie » (p. 71) ; ainsi « il est intéressant de lire tous les poètes comme étant d’aujourd’hui » (5). Cette démarche fonde aussi le travail de Roubaud sur la littérature médiévale, vue comme source créatrice.

1. Roubaud :, Paris 2008, voir p. 53.
2. Ibid., p. 59.
3. Ibid., p. 61.
4. Ibid., Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, Paris, 1995, p. 169-170, cité par J.-F. Puff, op. cit. p. 44.
5. Ibid., p. 75.
6. Voir à ce sujet les travaux de Mireille Séguy, notamment Trois gouttes de sang sur la neige, Paris, 2021, p. 227-293, travail qui porte spécifiquement sur le projet autobiographique de Roubaud, en lien avec Chrétien de Troyes.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.