Giono, dans ses « Chroniques », est un extraordinaire expérimentateur de formes narratives : on dirait même plutôt qu’il les emploie spontanément, tant elles semblent découler naturellement de ses dons de conteur. Dans Les Âmes fortes, on trouve ainsi l’exemple de ce qu’on pourrait nommer un « dialogue muet » entre deux personnages.
Thérèse, l’une des deux narratrices du roman, raconte comment elle allait chaque jour s’asseoir au bord d’une route, dans le dessein d’attirer la pitié de la riche et bienfaisante Mme Numance, sa proie désignée, qui passait par là à heure fixe. Elle fait semblant d’être assoupie et observe discrètement le manège de l’autre, qui n’ose pas l’aborder. À des signes imperceptibles, elle devine les moindres pensées de la dame charitable et lui « répond » intérieurement dans un dialogue serré dont les répliques sont introduites à chaque fois par « Elle se disait... », « Je me disais... ».
L’efficacité de cette scène cruelle, qui se poursuit sur une dizaine de pages, tient à la dissymétrie des deux personnages. Thérèse, manipulatrice, formule les pensées qu’elle lit chez Mme Numance qui, elle, ne se doute pas qu’elle est épiée. À la troisième personne prêtée à l’une répond le « tu » utilisé par l’autre, dans lequel l’adresse fictive se double d’un sentiment de supériorité qui renverse symboliquement la hiérarchie sociale. Extérieurement, il ne se passe rien. Intérieurement, les deux femmes bouillonnent, l’une de générosité impuissante, l’autre de haine rentrée. C’est l’une des scènes les plus fortes du roman. Cependant, par un double fond narratif supplémentaire, on peut douter du récit de Thérèse, contredit tout au long du livre par le récit parallèle de l’autre narratrice, « le Contre », sans que le lecteur puisse jamais déterminer une quelconque « vérité » de l’histoire. La seule chose sûre, c’est l’intensité de la haine de Thérèse envers Mme Numance – à moins qu’il ne s’agisse d’une fascination amoureuse...