Micrologies

Les enfants de Médée


Le moment le plus pathétique de la Médée d’Euripide, c’est celui du meurtre des enfants. Après le long récit d’un Messager qui décrit la mort atroce de Créon et de sa fille, victimes des maléfices de la magicienne, Médée rentre dans le palais figuré par le fond de scène : elle annonce son intention de mettre le comble à sa vengeance contre Jason en tuant sur-le-champ leurs enfants communs. Le Chœur entame alors une déploration lyrique où il exprime son horreur devant ces crimes. Après un premier échange de répons symétriques, strophe et antistrophe, entre les deux moitiés du chœur (v. 1251-1270), les éditeurs ajoutent comme en didascalie la mention d’un cri des enfants, qui provient de derrière la porte fermée du palais. En effet, (si l’on admet l’interversion de quelques vers adoptée par les éditeurs), cet ajout se justifie par la réaction du Chœur qui pose à ce moment précis une question angoissée : Ἀκούεις βοὰν ἀκούεις τέκνων : « Entends-tu le cri des enfants ? L’entends-tu ? » (v. 1273 ; trad. L. Méridier).

Le rythme de la strophe suivante, qui accompagne la mort des enfants, est complètement déstructuré : les appels au secours des enfants se mêlent désormais au chant du Chœur. Un bref dialogue s’instaure entre les deux groupes ; les hésitations des choristes (Παρέλθω δόμους ; Ἀρῆξαι φόνον / δοκεῖ μοι τέκνοις ; « Faut-il entrer, sauver les enfants de la mort ? C’est mon avis » (v. 1275-1276) sont entendues par les enfants qui y répondent : Ναί, πρὸς θεῶν, ἀρήξατ’· ἐν δέοντι γάρ : « Oui, par les dieux, sauvez-nous, c’est l’instant. » (v. 1277). C’est la répétition du verbe ἀρήγω (« sauver ») qui signifie l’échange verbal. De fait, ce verbe est l’équivalent, dans le texte, de ce qu’est dans le dispositif scénique la porte fermée du palais, qui permet la communication verbale mais interdit toute action effective de secours : on peut dire qu’on veut sauver, on ne peut pas sauver.

Car, bien sûr, cette intervention espérée du Chœur est impossible, non seulement parce que la porte est verrouillée de l’intérieur, mais surtout pour des raisons dramaturgiques : les choristes ne peuvent quitter l’espace scénique de l’orchestra, où ils évoluent, pour s’associer aux acteurs. De plus, les deux discours, du Chœur et des enfants, ne peuvent se rejoindre : chant en mètres lyriques d’un côté, dialogue parlé en trimètres iambiques de l’autre. C’est un effet analogue, dans la tragédie, à la situation comique des Satyres dans le Cyclope du même Euripide : ils ne peuvent (en tant qu’acteurs) ni ne veulent (en tant que personnages) pénétrer dans la caverne où Ulysse est en train d’aveugler Polyphème. Une telle utilisation dramaturgique, dans le texte théâtral, du dispositif scénique de la représentation, reste rare dans le théâtre tragique ; elle semble cependant plus marquée chez Euripide.



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