Dans les concours de tragédies, à Athènes, chacun des trois poètes en compétition présentait un ensemble de trois tragédies, suivies d’un « drame satyrique », pièce plus brève et d’un ton plus enjoué. Cette dernière pièce rattachait explicitement le spectacle au culte de Dionysos, en l’honneur de qui étaient célébrées ces fêtes théâtrales : en effet, le chœur y était composé de satyres, ces créatures moitié humaines, moitié animales, avec oreilles, queue et sabots de cheval.
Nous n’avons conservé en entier qu’un seul exemple de drame satyrique, le Cyclope d’Euripide, qui emprunte son sujet à l’épisode célèbre de Polyphème, dans l’Odyssée. Mais comment introduire des satyres dans le mythe homérique d’où ils sont absents ? Euripide le fait en supposant que, comme Ulysse, ils ont fait naufrage sur les terres des Cyclopes, et qu’ils ont été réduits par ceux-ci à l’esclavage.
Le lieu scénique, unique, représente l’extérieur de la grotte de Polyphème, où évolue le chœur des satyres. Comme les choristes doivent rester en scène d’un bout à l’autre du spectacle, les satyres, dans la fiction de la pièce, ne peuvent pénétrer dans la grotte, et le spectateur ne peut savoir ce qui s’y passe que par le récit des personnages qui en sortent : ni l’aveuglement du Cyclope, ni ses échanges avec Ulysse ne peuvent être montrés sur le théâtre, puisqu’ils ont lieu à l’intérieur, où le héros est retenu prisonnier. Seul Silène, le père aviné et bedonnant des satyres, peut pénétrer dans l’antre et en ressortir : il est asservi au Cyclope sans en être prisonnier. Pour la dramaturgie, il est, non pas un choreute, mais un personnage à part entière.
De cette contrainte scénique (maintenir les satyres à l’extérieur de la caverne), le dramaturge tire un remarquable effet comique en jouant sur la versatilité et la couardise qu’on attribue communément à ces créatures : d’abord, ils acceptent avec enthousiasme d’aider Ulysse et ses compagnons à aveugler le Cyclope afin de se délivrer ainsi de leur servitude. Mais, placés au pied du mur, les voilà qui tergiversent et reculent, s’inventant ophtalmies et boiteries pour ne pas affronter le monstre.
ΧOP α - Ἡμεῖς μέν ἐσμεν μακροτέρω πρὸ τῶν θυρῶν
ἑστῶτες ὠθεῖν ἐς τὸν ὀφθαλμὸν τὸ πῦρ.
ΧOP β -Ἡμεῖς δὲ χωλοί γ' ἀρτίως γεγενήμεθα.
ΧOP α - Ταὐτὸν πεπόνθατ' ἆρ' ἐμοί· τοὺς γὰρ πόδας
ἑστῶτες ἐσπάσθημεν οὐκ οἶδ' ἐξ ὅτου.
ὈΔ - Ἑστῶτες ἐσπάσθητε; ΧOP β - Καὶ τά γ' ὄμματα
μέστ' ἐστὶν ἡμῖν κόνεος ἢ τέφρας ποθέν.
ὈΔ - Ἄνδρες πονηροὶ κοὐδὲν οἵδε σύμμαχοι.
La mention importante est celle du « seuil » (dans le texte grec, cette « porte » du fond de scène que, du point de vue de la dramaturgie, les satyres ne peuvent pas franchir). Finalement, c’est en restant sur la porte qu’ils rempliront leur fonction de choreutes, en accompagnant par un chant cadencé (keleusmatôn) les efforts des compagnons d’Ulysse. Keleusma, c’est proprement le chant par lequel le chef de nage règle les mouvements des rameurs sur un navire. Le chœur retrouve ici sa dignité en impulsant le rythme musical de la scène.