Micrologies

La Voix endeuillée


Cet ouvrage de Nicole Loraux sur la tragédie grecque (1) a marqué un retour de balancier après quelques décennies de lecture « civique » de la tragédie. Sans rejeter du tout au tout la théorie du reflet développée, entre autres, par J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet (la tragédie est le miroir de la cité démocratique athénienne – mais, même pour Vidal-Naquet, en fin de compte, ce miroir est brisé ), Loraux refuse une lecture strictement politique de la tragédie pour élargir la perspective anthropologique  : il y a aussi dans la tragédie une part non-civique, qui éloigne ce spectacle de l’agora et de ses débats : c’est celle qui fait entendre la voix du deuil, le rituel ancestral de la lamentation, qui est essentiellement féminin.

La tragédie est donc antipolitique, dans la mesure où elle met en cause l’idéologie de la cité, qui se veut non-conflictuelle (voir aussi les travaux de Loraux sur la dissension civique, la στάσις (stasis)). La tragédie au contraire est le lieu des tensions, qu’elle exprime et qui la nourrissent.

Une des pierres de touche d’une telle lecture, ce sont Les Perses d’Eschyle, une pièce sur laquelle Loraux ne manque pas de s’essayer. Dans cette tragédie, un réseau phonique très dense (a, i, ai, ia, aia, iai) traverse le champ lexical de la plainte : αἰαῖ (aiaî, hélas) ἀνία (ania, la douleur) αἶα (aîa, la terre) δάϊος (daïos, destructeur) διαίνομαι (diainomai, pleurer) ἰαχα (iakha, le cri) etc. (2). Par ces onomatopées, la plainte sonne « barbare », non-grec, non-civique.

Loraux situe alors Les Perses par rapport à La Prise de Milet de Phrynichos. Cette tragédie (perdue) composée par un prédécesseur d’Eschyle avait été représentée vers 492-490, très peu de temps après l’événement qu’elle évoque : la prise par les Perses de la cité de Milet, en Asie mineure, qui s’était révoltée contre leur domination, avec entre autres l’aide des Athéniens. L’évocation au théâtre de ce désastre tout récent provoque une telle émotion chez les citoyens que la pièce est interdite et son auteur condamné à une forte amende. Le deuil civique est ensuite prohibé au théâtre ; les malheurs évoqués désormais sont ceux des anciens mythes ; les tragédies « athéniennes », peu nombreuses, doivent connaître un dénouement heureux. La pièce d’Eschyle s’inscrit dans cette voie : elle évoque en 472 la récente victoire de Salamine en 480, mais c’est pour célébrer un triomphe athénien.

Cependant, malgré les limites imposées par le politique à l’expression du deuil civique sur scène, celui-ci continue à y trouver son lieu naturel : car par-delà l’autocélébration patriotique d’Athènes, la pièce d’Eschyle amène aussi les Athéniens à reconnaître la douleur des ennemis vaincus comme la leur propre, à « traiter les autres comme des semblables » (3).

1. Paris, 1999.
2. Op. cit. pp. 63-66.
3. Op. cit. p. 79.



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