Micrologies

Le Miroir brisé


Dans ce court essai (1) Pierre Vidal-Naquet propose un bilan sur une question importante et controversée : « Tragédie grecque et politique » (tel est le sous-titre du livre) sont-elles liées et comment ?

L’auteur rejette d’abord les tentations historicisantes trop simplistes : on ne peut déduire du texte des tragédies les opinions politiques de leurs auteurs, par exemple. Du jugement d’Oreste devant l’Aréopage, à la fin des Euménides, on ne peut déduire l’opinion d’Eschyle sur la réforme de ce tribunal en 462. Même si Euripide multiplie les allusions à l’actualité, il le fait en sophiste, non en politicien. Il faut se méfier aussi, même si elle est inévitable, de l’« actualisation moderne » qui amène à interroger le passé à partir du présent. Si les institutions de la cité sont évoquées dans la tragédie, c’est de façon biaisée et non dans leur fonctionnement réel.

L’approche historique la plus riche pour la tragédie, selon Vidal-Naquet, est celle de l’anthropologie politique. La tragédie manipule les codes constitutifs de la cité, mais pour les mettre en question : « La tragédie, dans son essence même, est passage à la limite. » (2). C’est ainsi que ce miroir de la cité, s’il existe, est un « miroir brisé ». La pêche est riche, selon l’auteur, quand on s’intéresse à la place des étrangers, à l’éphébie ou à ces espaces marginaux de la cité qui lui sont chers.

Cependant, il ne va pas aussi loin que Florence Dupont (3), pour qui les tragédies, en jouant avec les codes fondamentaux de la cité, construisent des processus d’expérimentation sur les limites de l’univers civique, aidant ainsi celui-ci à se constituer et à prendre conscience de lui-même, dans son « impermanence ».

De fait, le livre de Vidal-Naquet est tout en nuances, en subtilité : c’est le livre d’un historien, pour qui les faits sont têtus et ne se plient pas aisément à la théorie. Ainsi, tout en rejetant dans leur principe les démarches historicistes, il examine attentivement les résultats qu’elles ont obtenus et sait reconnaître certains de leurs acquis. Démarche rigoureuse, patiente, honnête, mais exigeante pour le lecteur, qui doit dégager le fil de la pensée de l’enchevêtrement des nuances. C’est d’ailleurs la particularité de ce court texte (issu d’une conférence) de ne comporter (presque) aucun élément de synthèse.

1. Paris, 2002.
2. Op. cit. p. 61.
3. L’Insignifiance tragique, Paris 2001 p. 192 sqq.



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