Micrologies

Montherlant et Tacite


Dans La Reine morte de Montherlant, le roi du Portugal Ferrante se trouve devant un cas de conscience : doit-il faire exécuter Inès de Castro, au seul motif qu’elle a épousé secrètement son fils, tout en épargnant ce dernier, tout aussi « coupable » qu’elle, afin de protéger l’avenir de la dynastie ? Pour l’y encourager, l’un de ses conseillers, Alvar Gonçalvès, recourt à une citation : « Tacite écrit : " Tous deux étaient coupables. Cumanus seul fut exécuté, et tout rentra dans l’ordre " » (acte II, sc. 1).

La phrase, citée approximativement, provient du livre XII des Annales, chap. LIV : « Damnatusque flagitiorum quae duo deliquerant Cumanus et quies provinciae reddita. » « Cumanus condamné paya pour les forfaits qu’eux deux avaient commis, et le calme fut rendu à la province. » Félix et Cumanus sont deux procurateurs indélicats de Judée qui se livrent une sorte de guerre par pillages réciproques, menaçant la tranquillité de la région. Seul le second est châtié, car Félix est le frère de Pallas, le puissant affranchi de l’empereur Claude.

La sécheresse plus que tacitéenne de la phrase chez Montherlant la rattache non pas au XIVe siècle de la fiction (époque où cette portion des Annales était d’ailleurs à peine connue), mais à une autre tradition, que semble bien connaître l‘auteur, celle du « tacitisme politique » des XVIe et XVIIe siècles, quand l’historien latin était devenu une sorte de substitut autorisé au sulfureux Machiavel. On détache alors de son œuvre des maximes politiques, qui, abstraites de leur contexte historique, forment comme un bréviaire de la raison d'État, à l’usage du prince. C’est ce qu’on trouve, précisément, chez Montherlant : le prince et son conseiller cynique, machiavéliques par anticipation grâce à l’historien latin.

L’histoire d’Inès de Castro, on le sait, est tirée des Lusiades de Camões, l’épopée nationale portugaise. Deux vers de ce poème peuvent avoir donné naissance à la scène de Montherlant :

Mas o povo, com falsas e ferozes
Razões, à morte crua o persuade (III, 124).

« Mais avec ses fausses et féroces raisons, le peuple le persuade de la faire périr cruellement. » (1).

La colère aveugle du peuple, et non les conseils spécieux des courtisans comme chez Montherlant.

1. Trad. R. Bismut.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.