Micrologies

Machiavel lecteur


Une lettre de Machiavel à son ami Venturi, datée de 1513, évoque ses pratiques de lecture. Ce texte est analysé par Anthony Grafton (1), qui le juge emblématique de la lecture humaniste à la Renaissance. À cette époque, Machiavel, relégué dans sa maison de campagne à l’écart de Florence et exclu de l’activité politique, se consacre à sa vie intellectuelle. Il pratique deux types de lecture : dans la journée, il se consacre volontiers à la poésie :

En quittant mon bois, je m’en vais à une fontaine et de là à ma volière. J’emporte un livre sous le bras, tantôt Dante ou Pétrarque, tantôt l’un de ces poètes mineurs comme Tibulle, Ovide et d’autres : je me plonge dans la lecture de leurs amours et leurs amours me rappellent les miennes ; pensées dont je me récrée un bon moment (2).

Plus tard dans la soirée, il consacre son temps aux grands auteurs :

Le soir tombe, je retourne au logis. Je pénètre dans mon cabinet, et dès le seuil, je me dépouille de la défroque de tous les jours, couverte de fange et de boue, pour revêtir des habits de cour royale et pontificale ; ainsi honorablement accoutré j’entre dans les cours antiques des hommes de l’Antiquité. Là, accueilli avec affabilité par eux, je me repais de l’aliment qui par excellence est le mien et pour lequel je suis né. Là, nulle honte à parler avec eux, à les interroger sur les mobiles de leurs actions, et eux, en vertu de leur humanité, ils me répondent. Et, durant quatre heures de temps, je ne sens pas le moindre ennui, j’oublie tous mes tourments, je cesse de redouter la pauvreté, la mort même ne m’effraie pas (3).

Grafton fait observer que ces deux types de lecture correspondent à deux types de livres imprimés : d’une part, dans la journée, « les petites éditions in-octavo des classiques, en latin ou en italien, qu’Alde Manuce avait commencé à publier dans la décennie précédente ». Le format réduit permet de les emporter commodément avec soi, à l’extérieur. D’autre part, le soir, « les gros in-folio et in-quarto qui remplissaient les rayonnages du cabinet de travail d’un lettré de la Renaissance ».

Deux types de livres, donc, mais aussi deux types de pratiques : dans la journée, l’in-octavo offre à Machiavel « un moyen transportable de se vider la tête de toutes sorte de problèmes. Ces lectures stimulaient non pas sa pensée mais sa rêverie, elles étaient un passe-temps où se perdre. » Le soir, apparaissant dans le texte sous forme allégorique, les écrits de ces grands hommes de l’Antiquité que l’on retrouve dans son œuvre : « Cicéron, et peut-être quelques autres philosophes, mais surtout les héros d’historiens comme Plutarque, Tite-Live, Tacite. » Il s’agit ici pour lui de s’instruire et non pas de se distraire, dans la perspective de l’action politique. « Il leur posait des questions précises et espérait des réponses tranchées. »

1. A. Grafton, « Le Lecteur humaniste », in G. Cavallo et R. Chartier dir., Histoire de la lecture dans le monde occidental, Rome/Bari, 1995, 1999, Paris, 1997, 2001, coll. Seuil/Points, p. 221-223.
2. Cité par Grafton, loc. cit.
3. Ibid.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.