Micrologies

Claude et l’alphabet


L’empereur Claude (41-54 ap. J.-C.), dans Tacite (Annales, XI, 13-14), aborde en plein Sénat, comme une affaire d’État, une modification de l’alphabet latin, auquel il veut ajouter trois caractères : la réforme est adoptée mais ne prend pas. C'est le lot commun des réformes de l'orthographe. Mais l’historien en profite pour donner une intéressante histoire de l’écriture, qui permet de comprendre la représentation qu’en avaient les Anciens.

Deux schèmes d’explication se superposent en effet. Le premier, c’est celui, qui nous est familier, d’une transmission de peuple à peuple. Les Égyptiens, reconnus pour le peuple le plus ancien, auraient inventé non seulement les hiéroglyphes, mais aussi les lettres, qu’ils auraient transmises aux Phéniciens ; de là l’écriture serait parvenue aux Grecs, puis aux Étrusques et aux Romains. Tacite le fait observer avec justesse : « Nos caractères latins ont la forme des plus anciens caractères grecs. »

Une seconde tradition vient s’ajouter à celle-ci, celle du « premier inventeur » , bien ancrée dans la culture gréco-romaine. L’origine de l’écriture est alors rattachée au mythe. Dans cette perspective, les candidats ne manquent pas : le mieux placé est Cadmos, le Phénicien, fondateur légendaire de Thèbes en Béotie, qui aurait apporté les lettres en Grèce. Mais Tacite mentionne aussi d’autres héros mythiques, Cécrops, Linus ou Palamède comme de possibles inventeurs de l’écriture. Ce qui est frappant dans la notice de l'historien, c’est que les deux explications sont mêlées et ne semblent pas, pour lui, se contredire. Du point de vue de la méthode historique, on semble plus proche ici d’Hérodote que de Thucydide.

Les trois lettres proposées par l’empereur érudit étaient l’ antisigma ( Ɔ ) pour noter les sons « ps » et « bs » (comme le « psi » grec), le digamma inversum ( ╛ ) pour le son « w » et le sonus medius ( ├ ) pour le son « y » . Ces deux dernières lettres anticipent sur le « v » et le « j » utilisés en France dans les éditions latines courantes. Claude justifie sa réforme par le fait que « l’alphabet grec n’avait pas été tout à la fois inventé et complet » (1), qu’au début les lettres étaient peu nombreuses et qu’on en avait ajouté par la suite. Tacite ne lui donne pas tort sur ce point. Ce qui donne de l’estime pour Claude, c’est sa conscience de l’évolution historique de la langue et de l’écriture, et de leur perfectionnement possible : ce qui fait de lui un moderne.

1. Trad. H. Bornecque.



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