Micrologies

Digamma


Le digamma est une ancienne lettre de l’alphabet grec notée par le signe F et correspondant au son [w]. Lisible sur quelques anciennes inscriptions, la lettre (comme le phonème) a précocement disparu de la langue, ne laissant comme trace de son existence que quelques altérations et anomalies phonétiques qu’elle permet de comprendre.

Un texte d’Yves Bonnefoy porte ce titre, dans un recueil du même nom (1). C’est un dialogue entre deux personnages, un homme et une femme, dans la plénitude d’une nuit d’été. Il offre une variation raffinée sur la disparition de cette lettre ancienne : le poète en fait l’origine de la discordance entre le langage et le monde, qui autrefois coïncidaient parfaitement : « Prit fin, peu à peu, l’adéquation de la parole et des choses. » Il n’en reste que la nostalgie d’une poésie immédiate et heureuse.

Puis, comme en un rêve, personnages et situations se métamorphosent. Elle et lui sont maintenant des personnages du tableau de Poussin, Les Bergers d’Arcadie. Elle est la jeune femme, lui l’homme au vêtement rouge sur l’épaule de qui elle appuie sa main. Quelle est, selon Bonnefoy, la cause de leur perplexité ? Dans l’inscription de la tombe, Et in Arcadia ego, (« Moi, [je suis] aussi en Arcadie ») il manque cette fois non pas une lettre mais un mot, le verbe « être » « qu’il faudrait lire au présent […] et à la première personne ». Ainsi, disent les personnages, « le peintre dont nous sommes deux des figures a voulu que l’on sache le tout du monde mais aussi ce qui toujours s’en retire ». Ce double effacement de l’être (par la mort et par la disparition du mot) dénote encore la même imperfection du langage face aux choses.

Mais, dans une nouvelle métamorphose, voici que les deux amants sont maintenant eux aussi réunis et disjoints, homme et femme, Montaigu et Capulet, Roméo et Juliette, aube et crépuscule : « Ce n’est pas l’alouette, ce que nous entendons, mon ami, c’est le rossignol, n’est-ce pas ? » Ce point d’interrogation, qui conclut le texte, marque à son tour l’évanescence de cet accord fugitif entre les mots et les choses que seule permet un peu la poésie.

Dans une forme simple et élégante est résumée ici toute la poétique de Bonnefoy, avec ses implications métaphysiques, ses fondements culturels, mais aussi son évidence immédiate et sensible.

1. Le Digamma, Paris, 2012, recueilli dans L’Heure présente, Poésie/Gallimard, voir pp. 279-283.

Nicolas Poussin, Les Bergers d'Arcadie, 1637-1638, via Wikimedia Commons.


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