Micrologies

Curiosité


La notion de « curiosité » tient une grande place dans l’histoire culturelle de l’Europe. C'est à ce titre que Roger Chartier l’a étudiée dans un cours au Collège de France (1). L’enjeu, selon lui, c’est la double valeur du mot, qui peut être pris en bonne comme en mauvaise part.

La condamnation la plus ancienne de la curiosité est formulée dans la Bible, au livre de L’Ecclésiastique (3, 22) : « Ne t’empresse pas en des actions qui te dépassent, car au-dessus de l’intelligence humaine est ce qui t’a été montré » (2).

Mais le texte capital, selon Chartier, se trouve dans Paul, Romains, 11, 20. Dans le latin de la Vulgate : Noli altum sapere sed timere. Ce passage a donné lieu à des interprétations très différentes : La Bible de Jérusalem le traduit par « Ne t’enorgueillis pas, crains plutôt. », ce qui porte condamnation de l’arrogance morale. Mais on trouve ailleurs : « Ne cherche pas à savoir les choses élevées, mais éprouve de la crainte. » Il s’agit alors de réprouver un désir intellectuel illégitime. Faut-il ou non considérer la connaissance, sous certaines formes, comme illicite ? Carlo Ginzburg, auquel renvoie Chartier, a montré que l’ambiguïté remonte à Jérôme, qui a choisi le terme ambivalent de sapere pour rendre le grec φρονεῖν (phronein), qui, lui, est clairement du côté de l’orgueil.

Il existe bien sûr une forte résistance à cette lecture du texte de Paul comme condamnation du savoir : Chartier évoque Érasme, des Bibles protestantes ou celle de Port-Royal. Mais l’interprétation dominante du passage, notamment en pays catholique, est bien celle d’une curiosité illégitime.

Un second texte essentiel se trouve chez Augustin, Confessions, X, 25. Après sa conversion, celui-ci doit résister à trois tentations : la volupté (concupiscence de la chair), la curiosité (concupiscence des yeux) et l’orgueil. La curiosité est dite vana et curiosa cupiditas ; c'est une maladie qui pousse à rechercher des choses inutiles, un savoir pour le savoir seulement, un dangereux divertissement qui détourne de la prière. En fait, c’est un désir de connaître par la chair, et non à travers la lumière de Dieu, seul guide pour la compréhension des mystères.

La condamnation de la curiosité excessive reste dominante dans les définitions des dictionnaires du XVIIe qu’étudie ensuite Chartier. C’est le désir indiscret de connaître les mystères de la religion qui est suspect. Cependant la notion perd peu à peu sa connotation religieuse : par exemple, se fait jour peu à peu une autre mauvaise curiosité, profane celle-là : celle des gens qui ouvrent les lettres d’autrui, par exemple. En même temps, les dictionnaires enregistrent une autre valeur du mot, valorisée cette fois : le désir de savoir, de vérifier les choses comme elles sont, ce que Chartier rattache à la culture des collections et à celle de l’érudition : c’est l’époque des « cabinets de curiosités » , expression dans laquelle le mot, au pluriel, se met à désigner les objets de l’investigation.

Ces dernières acceptions, nous voudrions leur faire place ici, et proposer, si possible, des objets curieux à la curiosité du lecteur.

1. La Plume, l’atelier typographique et la scène dans l’Europe de la première modernité, cours du 04/12 et du 11/12/2014, accessibles sur le site du Collège : www.college-de-france.fr.
2. Trad. Crampon.



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