Micrologies

Le latin de Jérôme


Dans un célèbre récit de rêve, Jérôme de Stridon, le père de l’Église, se voit transporté devant le tribunal du souverain Juge, qui le tance sévèrement : Mentiris, ait, Ciceronianus es, non Christianus. « Tu mens, dit-il, tu es cicéronien, non pas chrétien. » Ainsi, selon Wilfried Stroh qui cite cette phrase (1), la séduction de la belle langue est aussi une tentation : « Jérôme […] se demandait si l’utilisation du latin élégant ne nuisait pas à la foi » (2).

Pour s’en préserver, il faudrait pour le moins un renoncement d’ordre ascétique : de fait, Jérôme a été l’élève de Donat, le fameux grammairien du IVe siècle, commentateur de Virgile et incarnation de la tradition classique. Stroh note qu'un tel déchirement traverse toute l’œuvre de Jérôme : d’un côté, l’élégance cicéronienne de ses lettres ; de l’autre le latin de la Vulgate, sa Bible traduite du grec : phrases simples juxtaposées, exactement calquées sur le grec, voire indirectement sur l’araméen ou l’hébreu des origines. Le traducteur s’efforce de ne pas faire obstacle par le style à la simplicité du message.

Cela dit, le latin de Jérôme n’est pas le latin vulgaire (3). La grammaire en est presque intégralement classique, c’est celle de Donat. Ainsi, le latin de la Vulgate n’est pas le reflet de l’évolution autonome de la langue. Il est le résultat d’une intervention consciente et réfléchie sur celle-ci. Jérôme est un styliste qui choisit entre les usages sociaux de la langue, dans un but de communication bien précis.

L’historien américain Stephen Greenblatt juge plutôt sévèrement la démarche de Jérôme, alors même que la passion de celui-ci pour le latin classique lui fait éprouver du dégout pour l’hébreu, avec ses sonorités rudes (4). : « La piété de Jérôme contient un élément fondamentalement destructeur. […] Car la question n’était pas seulement de consacrer plus de temps aux textes chrétiens, mais de renoncer complètement aux textes païens. » (5)(op. cit.) p. 121. Jérôme se le demande : « Comment allier Horace avec le psautier, Virgile avec les Évangiles, Cicéron avec l’apôtre Saint Paul ? » (6) Ce renoncement était d’autant plus douloureux que Jérôme et d’autres étaient imbus non seulement de la langue, mais des textes, des valeurs et de la philosophie des païens, dont la théologie chrétienne s’est aussi nourrie.

1. W. Stroh, Le latin est mort, vive le latin ! Berlin 2007, trad. fr. Paris 2008, voir pp.120-122.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. S. Greenblatt, Quattrocento, 2011, trad. fr. 2013, éd. de poche, voir pp. 120-121.
5. Ibid.
6. Stroh, loc. cit.



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