Micrologies

Voltaire et les Jésuites


C’est un paradoxe bien connu : Voltaire, contempteur et pourfendeur des Jésuites (« Mangeons du jésuite, mangeons du jésuite ! », s’exclament les sauvages Oreillons dans Candide), Voltaire, donc, fut aussi leur meilleur élève. C’est ce qu’analyse avec finesse Fumaroli (1) : goût du théâtre, de l’ironie, de l’épigramme, tout cela serait issu de l’enseignement reçu à Louis-le-Grand, mais retourné par Voltaire contre ses maîtres. Il aurait notamment inversé le sens de l’ironie jésuite, qui admettait en apparence tous les jeux de l’esprit, mais comme propédeutique à une ferme métaphysique (fortiter in re).

Mais on voit aussi formulée dans ces pages la règle implicite du style voltairien, si frappante dans ses contes, et qui donne à ceux-ci leur vivacité : l’enchaînement des phrases y est celui des actions et le récit se passe complètement de mots de liaison.

Le bruit se répandit bientôt qu’il y avait un Huron au prieuré. La bonne compagnie du canton s’empressa d’y venir souper. L’abbé de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa sœur, jeune basse-brette, fort jolie et très bien élevée. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes furent du souper. On plaça l’étranger entre mademoiselle de Kerkabon et mademoiselle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration ; tout le monde lui parlait et l’interrogeait à la fois ; le Huron ne s’en émouvait pas.

Dans ce passage, pris au hasard dans le début de L'Ingénu, les phrases brèves se suivent sans liaison. L'enchaînement est assuré discrètement par quelques pronoms ("y", "en") ainsi que par des reprises de termes ("souper","venir / vint", "Tout le monde").

Or Fumaroli cite la maxime suivante, sous la plume du P. Porée, le professeur préféré de Voltaire : « On demande à l’enchaînement des phrases plus qu’à l’emploi des particules des transitions plus délicates. » Porée préfère au style cicéronien dominant « un certain style maigre et sec », exile quoddam ac jejunum scribendi genus, selon l’expression du P. Lejay, un autre des maîtres du jeune Arouet, qui condamnait d’ailleurs cette manière d’écrire. Porée serait ainsi le formateur des prosateurs du XVIIIe siècle.

René Pomeau (2) rapporte une anecdote qu’il juge authentique : « Dans la classe du P. Lejay Arouet lança une saillie qui mit le régent en fureur : "Il descend de sa chaire, court à lui, le prend au collet, et en le secouant rudement lui crie à plusieurs reprises : Malheureux, tu seras un jour l’étendard du déisme en France !" »

1. Exercices de lecture, Paris, 2006, pp. 460-477.
2. Voltaire en son temps, Paris, 1985-1995, t. 1, p. 37.



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