Micrologies

Molière et Lucrèce


Quelles étaient les opinions philosophiques de Molière ? Il est difficile de faire « le départ entre les idées communes et celles qu’il faut bien nommer personnelles » disent prudemment G. Forestier et Cl. Bourqui, dans leur Introduction à l’édition de la Pléiade (1) ; l’attrait pour le scepticisme mondain de La Mothe Le Vayer ou pour la pensée de Descartes est partagé par des cercles mondains. Un des points qui font discussion, ce sont les témoignages qui mentionnent une traduction de Lucrèce par Molière, jamais publiée et aujourd’hui perdue. Cette traduction permet à Pierre Vesperini (2), d’aborder cette question à nouveaux frais : quel était le statut du poète latin au XVIIe siècle ? La lecture de Lucrèce est-elle un marqueur de la pensée libertine ?

Selon Vesperini, « Molière est le cas typique d’un homme qu’il serait absurde de vouloir ranger dans la culture officielle ou dans la culture "libertine". Il appartient aux deux à la fois, et avec la même sincérité. C’est à la fois un poète désireux de plaire à son roi et à son public et un homme « pas trop chargé d’articles de foi », comme dit Patin. »

Il semble avéré qu’un imprimeur a refusé, après la mort du dramaturge, de publier ce que Molière avait traduit de Lucrèce : « Cela était trop fort contre l’immortalité de l’âme. » Or, Lucrèce est un auteur plusieurs fois traduit et édité à l’époque, avec privilège royal. Il est même publié en 1680 dans la collection officielle ad usum Delphini, destinée à l’éducation du Dauphin. Pourquoi donc l’éditeur des pièces inédites de Molière refuse-t-il d’y joindre sa traduction de Lucrèce ?

Parce que publier un classique latin n’est pas la même chose que publier un auteur de comédies qui vient de mourir, et en particulier un homme ayant la réputation d’être « athée ». La publication du Dom Juan ne fut possible qu’après de nombreux allers-retours entre l’éditeur et les services de la censure. Tout d’un coup, Lucrèce, situé dans ce voisinage, mais aussi sur un territoire qui n’est plus celui, irréprochable, des classiques latins, celui du théâtre contemporain, devient un autre Lucrèce : un Lucrèce dont il vaut mieux se débarrasser (3).

Vesperini renverse donc les perspectives : ce n’est pas Molière qui est suspect à cause de Lucrèce, mais Lucrèce qui devient sulfureux dans le voisinage de Molière. Le problème, ce n’est pas l’épicurisme philosophique (Gassendi développe un atomisme chrétien), mais l’athéisme supposé de Don Juan.

1. T. 1, p. LIII-LV.
2. Lucrèce, Paris, 2017, p. 265-266.
3. Ibid.



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