Micrologies

Pepys diariste


Pourquoi Samuel Pepys a-t-il tenu aussi soigneusement son journal pendant 10 ans, de 1660 à 1669 ? Certes, pour le lecteur d’aujourd’hui, la réussite de l’entreprise et son intérêt humain et historique la justifient a posteriori, mais ce travail n’était pas destiné à la publication. En fait, à aucun moment le diariste n’explicite les raisons qui le poussent à ce travail contraignant, dans une vie très active où pourtant il ne laisse passer aucune journée sans en consigner ne serait-ce que la banalité. La nature de cette écriture n’est pas facile à déterminer : il ne s’agit pas de mémoires (qui seraient rétrospectifs) ; il n’y a pas de continuité narrative ; aucune transitivité de l’écriture comme chez Montaigne, aucun lecteur assigné, même virtuel.

S’agit-il de capitaliser sa mémoire, d’engranger le présent pour le faire servir à l’avenir ? de fixer le temps perdu, d’empêcher qu’il ne lui échappe ? Jamais Pepys n’indique qu’il relise son journal, jamais il ne va chercher dans les pages accumulées un souvenir oublié, une donnée qui lui serait utile. Le journal est écrit entièrement au présent, et pour le seul présent. On pense à une sorte de bilan comptable, dont les écritures s’ajoutent les unes aux autres, mais où seule compte la dernière, celle qui définit le solde du jour. Ainsi Pepys termine-t-il chaque mois par un état comptable de sa fortune, et de l’accroissement de celle-ci. On peut penser qu’il accumule les pages comme les livres sterling, qu’il se repose et se rassure sur l’épaisseur des feuillets noircis jour après jour.

Il y a sans doute dans cette pratique quotidienne comme un souci existentiel : sans doute sa vie n’existe-t-elle que dans la mesure où il en rend compte à lui-même, comme si c’était l’exercice journalier de l’écriture qui donnait du poids à ce qu’il vit, à ce qu’il est et qui n’existe que dans la mesure où il le « couche sur le papier », comme on dit. Conscribo, ergo sum. Le journal mime la continuité de la présence de soi à travers les présents successifs, dont seul le dernier est à chaque fois important. Il ne faut pas exclure non plus les pratiques chrétiennes – protestantes – de l’examen de conscience : l’écriture du journal, c’est le moment du face-à-face avec soi-même, celui où le diariste fait la liste des manquements aux obligations qu’il s’est lui-même fixées ; il s’inflige alors des amendes.

Pourtant, à partir de 1668, un essoufflement se fait sentir : lacunes de plusieurs jours, correspondant par exemple à des voyages non relatés, négligences et confusions, retards pris dans la rédaction, « rattrapés » sur cinq jours ou plus. Les lacunes sont parfois comblées par des notes au brouillon, qui permettent de comprendre la méthode du diariste : il commence par des fiches très laconiques au jour le jour, qui servent aussi de livre de comptes (Pepys y note toutes ses dépenses) ; puis vient une mise au propre soigneusement rédigée.

Or, la grande affaire de l’année 1668, ce sont les amours avec Deb Willet, la suivante de sa femme, laquelle le surprend en train de fourrager sous les jupes de la jeune fille. Deb est renvoyée, et l’on découvre à cette occasion l’intensité des sentiments de Pepys, désespéré par cette séparation, par ses remords et par les scènes que lui fait son épouse. Pourtant, jusqu’ici, il faisait le simple procès-verbal de ses attouchements, sans émotion particulière, c’est maintenant la souffrance qui est confiée au journal, parce que sa violence perturbante ne peut être tue. Il y a cà et là des taches aveugles sur le tain du miroir que Pepys se tend à lui-même.

Cette crise, jointe à des problèmes de vue qui lui font craindre la cécité, est sans doute pour beaucoup dans l’arrêt consécutif du journal, arrêt scellé par la mort de sa femme l’année suivante. C’est un équilibre satisfait, dans la relation de soi à soi, qui a été détruit.



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