Micrologies

Proust et la musique


François Bon, dans son intéressant essai sur Proust (1), évoque la place de la musique chez cet auteur ; un chapitre est intitulé : « Du rôle de la musique dans l’organisation du livre et de sa phrase ». Il part pour ce faire du terme grec d’ekphrasis, qu’il définit comme « la représentation-récit qu’on fait de l’œuvre-image ». Or, dit-il, il n’existe pas de terme analogue pour la musique, pour la représentation dans le roman d’une œuvre musicale. De fait, ajoute-t-il, avant Proust, les œuvres littéraires « avec musique incluse » sont très rares. Même après lui, elles restent dénombrables.

L’œuvre musicale, rappelle-t-il, est liée au temps « par son être même ». Et « l’irruption de l’œuvre musicale comme ekphrasis dans le récit littéraire c’est précisément pour rester en amont d’où le langage signifie, où il est seulement organisation horizontale et verticale de ce qui dynamiquement se compose ». [François Bon rédige trop sur écran, sur tablette sans doute, dans un flux continu, sans retour en arrière, ce qui est source de lourdeurs et de maladresses ; sa ponctuation est aléatoire. Cela n’enlève rien à l’intérêt du propos.] Chez Proust en particulier « la musique permet au narrateur la ressaisie abstraite de sa propre composition » [si l’on comprend bien, « abstrait » signifie ici « en-deçà du langage »] ; Bon insiste avec justesse sur le fait que dans « petite phrase » il y a « phrase », et que ce mot vaut non seulement pour la sonate de Vinteuil, mais aussi pour « la phrase même de la Recherche, sa matière purement littéraire ». Ainsi cette sonate, « c’est l’idée d’avoir à penser l’organisation abstraite du livre et trouver le vocabulaire pour la dire, en dehors de l’univers sensoriel ». Morel peut jouer Vinteuil sans intelligence, tandis que Charlus, « être de discours, restera à l’écart ». La musique installe donc « une zone où tout discours s’effondre ».

Bon rappelle ainsi un autre passage du roman, celui où la vieille marquise de Cambremer, qui a travaillé avec Chopin, évoque « les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément – d’un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu’à faire crier – vous frapper au cœur ».

Commentaire de Bon : « Et dans ce passage le rôle de l’adjectif « libres ». Et que ce genre de phrase peut définir tout un auteur, ou ce qu’il cherche. » [« Et que » est un des tics d’écriture très déplaisants de François Bon : voir ci-dessus.] Ce que Bon a l’élégance de ne pas souligner, et que nous préciserons avec, à notre tour, quelque lourdeur, c’est que la phrase même qui décrit la musique de Chopin se modèle sur celle-ci, telle que l’évoque Proust, avec ses trois temps d’expansion syntaxique libre (« bien loin de la direction de […] départ »), donnée par les appositions et les anaphores (« si », « bien loin »), puis de retour et de rétraction ( « ne… que… », « revenir », « retour ») avant sa clausule frappante, retardée et isolée par le deuxième tiret, qui vient nous « frapper au cœur ».

1. Proust est une fiction, Paris, 2013, p. 110-114.



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