Micrologies

Les Dieux de Racine


Dans les Exercices de lecture de Marc Fumaroli, on trouve un chapitre intitulé « Les Dieux païens dans Phèdre » (1). C’est un modèle de ce que peut l’histoire littéraire quand, au lieu de diluer le texte dans l’histoire, elle fait servir l’histoire à la lecture du texte.

Fumaroli replace en effet la pièce de Racine dans le débat sur le merveilleux païen suscité par la Contre-Réforme. Pour l’Église tridentine la fable mythologique antique, inacceptable comme telle, devait être ou bien historicisée (on a ainsi des Phèdres transposées à la cour de Constantin) ou bien dédivinisée (c’est ce que fait Racine dans Iphigénie en supprimant l’intervention finale d’Artémis). Il y a donc de l’audace à conserver dans une tragédie le merveilleux païen, dieux et monstres marins.

Loin de l’image conventionnelle de la « chrétienne à qui la grâce aurait manqué », selon le mot d’Antoine Arnauld et la conception reprise par Chateaubriand, Fumaroli pose que Phèdre croit en des dieux (Vénus, le Soleil) qui pour le spectateur du XVIIe siècle n’en sont pas. La pièce gagne à cette disjonction une nouvelle profondeur, comme un relief stéréoscopique. Vénus n’est que le nom des désirs de Phèdre, par antonomase, et Phèdre en est plus ou moins consciente, elle qui s’exprime à la fois sur le registre emphatique du divin (« C’est Vénus toute entière à sa proie attachée. ») et sur celui, prosaïque, des pulsions (« De l’amour, j’ai toutes les fureurs. »). Racine se livrerait ainsi à une reconstitution anthropologique de l’expérience religieuse païenne, telle qu’un chrétien peut l’imaginer tout en restant à bonne distance.

Ainsi, les dieux, dans Phèdre, n’ont pas d’efficace, puisqu’ils n’existent que dans le discours des personnages qui croient en eux : s’agissant de Vénus, du Soleil ou de Diane, la démonstration fonctionne impeccablement. Qu’en est-il cependant de Neptune ? Thésée, selon Fumaroli, croit invoquer un Neptune illusoire, qui n’est que le reflet hyperbolique de sa colère. Quant au récit de Théramène, il minimise le recours au merveilleux. Une fois les chevaux effrayés par le monstre, tout s’enchaîne selon une causalité naturelle, sans intervention des dieux, rejetée dans un « on dit » qui la met à distance :

On dit qu’on a vu même en ce désordre affreux
Un Dieu qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux.

Ainsi, « les dieux et leur univers sont bel et bien taillés dans la même étoffe des songes et de mensonges intéressés dans laquelle s’est enveloppée une humanité ennemie de la vérité » (2). Reste le monstre, qui a bien une existence réelle dans la fable et qui est « le seul maillon qui sorte de la vraisemblance rationnelle » (3). Dans une perspective chrétienne, il faudrait admettre alors qu’il est « l’émanation de l’Enfer », une « puissance du Mal » qui renvoie à « une réalité indubitable et effrayante, […] celle des démons, reflets flatteurs et instruments dociles des passions et de l’imagination humaines » (4).

C’est là que le bât blesse : autant l’idée d’une psychologisation des dieux païens est très féconde, autant l’hypothèse d’une intervention diabolique est plus difficile à soutenir, quand la logique du texte suggère bien un recours, même minimal, au merveilleux païen. C’est demander au spectateur, même chrétien, des efforts bien ascétiques, quand le palpitant récit de Théramène l’incite à une « suspension volontaire de l’incrédulité », selon le mot de Coleridge. C’est une explication bien coûteuse pour sauvegarder à tout prix la cohérence interne du texte racinien. Ne peut-on admettre que dans toute œuvre, même de génie, il y ait de l'incohérence, du manque ? Ne faut-il pas se défendre contre la sacralisation du texte ?

1. Paris, 2006, p. 225-292.
2. Op. cit. p. 279.
3. Ibid. p. 280.
4. Ibid. p. 281.



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