Micrologies

Ode à la ligne 29 des autobus parisiens


Ce long poème de Jacques Roubaud, en 6 chants, écrit en alexandrins, unit comme souvent chez cet auteur humour, sophistication et gravité. Il évoque, découpés en autant de tronçons, les trajets entre les 35 stations de la ligne de bus Saint-Lazare / Porte de Montempoivre. Roubaud a disposé son texte, comme celui de La Dissolution, en un système de parenthèses imbriquées, décalées sur six niveaux d’alinéas et distinguées par différentes couleurs d’impression, ce qui rend (un peu) plus aisée une lecture qui ne saurait être linéaire. Ce mince livre-objet est un ouvrage élégant et raffiné, publié sous six couvertures différentes.

C’est le poème d’un observateur attentif et désenchanté, dont le regard vagabond et intermittent enregistre le spectacle de la rue dans sa discontinuité, sans rien hiérarchiser : incidents de circulation, souvenirs personnels, notices historiques ou touristiques, dans le plus charmant désordre. C’est autour de la conscience perceptive, avec ses lacunes et ses limites, que s’organise le poème. Les parenthèses imbriquées miment en quelque sorte les discontinuités de la conscience. Le trajet du bus, avec sa dimension temporelle, devient comme une métaphore de la durée subjective, faite de mémoire et d’oubli ; il nous entraîne vers le terminus mystérieux et un peu sinistre de la porte de Montempoivre. Cette poésie d’autobus est aussi réussie que la littérature de train ou de tramway que l’on trouve chez Giono dans Noé.

La poétique de Roubaud est très particulière, parodiant et renouvelant la forme la plus convenue qui soit, celle des alexandrins à rimes plates, avec coupe à l’hémistiche. Alors que la poésie classique cherche à dissimuler les contraintes liées au vers, à rendre celui-ci si fluide qu’elles deviennent invisibles, Roubaud, lui, les marque, les souligne, montre leur rudesse et leur arbitraire, et en fait la source d’un nouveau jeu, créateur lui aussi de poésie.

Par exemple, la contrainte de la rime pour l’œil est à la fois affirmée et détournée, ce qui conduit à de curieuses innovations orthographiques (« nécessaire » entraîne à la rime « obtempaire » et « pécuchet » « parfet ». La césure est marquée par un blanc, mais celui-ci tombe où il peut :

« explorateur de pa ris dix fois par trimestre » ;

« la foule lèche vi trines et fait la queu » (la règle du « e » muet est elle aussi respectée) ;

« petit cours d’eau d’uneu garrigue en minervois ».

Dans le meilleur des cas, ce jeu engendre du sens ; le plus souvent, il casse un énoncé banal et lui confère par son étrangeté une épaisseur textuelle.

Quelques mois après la première édition est parue une nouvelle version du livre, avec des modifications du texte : le poète s’est vu reprocher par un employé de la RATP d’avoir utilisé le terme de « conducteur » pour désigner le chauffeur de bus ; or on doit dire « machiniste ». C’est l’occasion d’une septième couverture (avec portrait « en pieds » de l’auteur, d’un addendum en forme d’ « amende honorable » (versifiée) et de rectifications – minimales – du texte : « conducteur » devient « machiniste » ou « machinist » (pour respecter la règle du « e » muet). Une fois, à la rime, c’est « machineur » qui se substitue à « conducteur ». On retrouve ici l’humour le plus délicieux de l’auteur : à cause minime, grands effets. Qu’il est heureux d’avoir trouvé un éditeur qui le suive !



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